Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
JOYCE CAROL OATES : LE NOBEL DANS LA PEAU

Cette nouvelle s'intitule Holocauste nucléaire et elle n'a que deux pages; ce roman s'intitule Blonde et il en a près de mille. Près de mille grandes pages bien serrées, bien tassées, bien compactes. Un volume aussi lourd qu'un Bottin et qui, paradoxalement, embrasse lui aussi une infinité de personnages. À en perdre la tête. À en attraper le tournis.
   Près de mille pages ici, deux pages à peine là-bas… Peu importe, c'est la même voix, la même inspiration, la même cantilène aux accents terribles, denses, et inouïs. Un cri immense et formidable qui ne porte qu'une signature, qu'une seule : Joyce Carol Oates.
   On ne compte plus tout ce qu'elle a écrit et publié, cette frêle Américaine née en 1938 à Lockport, non loin des célèbres Chutes du Niagara : Aile de corbeau (où figure Holocauste nucléaire)? Cette saveur amère de l'amour, La Légende de Bloodsmoor, Confessions d'un gang de filles, Solstices, Les Chutes (eh oui, proximité géographique oblige!), Hantises, Eux, Délicieuses pourritures, Le Pays des merveilles, Infidèle, Je vous emmène, Haute enfance, et une vingtaine d'autres volumes encore, y compris un essai sur la boxe! Sans oublier tous les polars parus sous le pseudonyme de Rosamond Smith et sous celui de Lauren Kelly.
   Renversant. Hallucinant.
   Une voix, une inspiration, une cantilène qui remue tout, charrie tout, bouscule tout, convoque tout : Eros et Thanatos, l'Histoire – l'Histoire des États-Unis – et la petite histoire, la turpitude, la haine, la honte, la veulerie, la trahison, la rupture, la barbarie, la cruauté, le mensonge, l'intolérance, la corruption, l'obsession, le vice, la violence, la folie, le meurtre. Car le monde tumultueux de Joyce Carol Oates, aux limites incertaines du surnaturel, c'est, d'abord et avant tout, le monde des gens qui souffrent, qui ont peur, qui ont mal, mal dans leur chair, dans leur tête, dans leur âme, dans leurs jours et dans leurs nuits, des gens qui se perdent et qui s'égarent. Ou qui, un beau matin, se rebellent et, en général à leur corps défendant, ou parce que leur corps n'en peut plus de souffrir et d'avoir peur, vont jusqu'à commettre l'irréparable. Jusqu'à donner la mort. Comme si la mort était une offrande obligée, un ultime cadeau de désamour.
   C'est le monde de ce mari qui s'intéresse plus au sort d'un cheval de course qu'à l'état de sa jeune femme enceinte. C'est celui de ce drôle de couple dont le plaisir – le malin et vif plaisir – consiste à épier les ébats amoureux de ses voisins. C'est celui de cette femme écrivain (écrivaine, auteure, autrice ou auteresse?) qui prend une jeune fille pauvre et illettrée sous son aile et puis se permet, sans réfléchir, de jouer les Pygmalion avec elle. C'est celui de cette lycéenne hostile à son milieu et qui, en compagnie de quelques-unes de ses copines, sème la terreur partout où elle passe. C'est celui de ce garçon qui meurt de n'avoir jamais pu surmonter les conflits de ses parents. C'est celui de ces pauvres paysans des collines du nord obligés de quitter leurs terres, à l'image des Indiens, des décennies plus tôt. C'est celui de ces créatures innocentes retrouvées mortes, atrocement mutilées, près de Winterthurn. C'est celui de cet orphelin sur le point de se transformer en monstre, en monstre pratiquant la médecine. C'est celui de cette Marya Krauer qui était âgée de huit ans quand son père a été tué dans une rixe et dont l'existence entière ballotte entre l'ignominie et le désespoir… Et c'est également le monde de cette sublime et divine Norma Jean Baker Mortenson, alias Marilyn Monroe, blonde de rêve parmi les blondes de pacotille, se battant sans cesse avec la Camarde, cette salope qui essuie la sueur dégoulinant sur son front avec une casquette de base-ball, cette ordure qui mastique un chewing-gum, cette épouvantable faucheuse qui dévore des Big Mac, cette erreur vivante, cette énorme distraction du Bon Dieu…
   Mais le plus extraordinaire, le plus prodigieux, c'est que pour mettre en scène ses héros, pour tisser les tenants et les aboutissants de ses innombrables intrigues, Joyce Carol Oates a recours, selon le sujet qu'elle aborde, à une écriture en perpétuel mouvement et en perpétuel devenir, une écriture plurielle où se marient les styles et les modes d'expression – du monologue intérieur au récit objectif, en passant par le journal intime ou le simple procès verbal.
   En somme une écriture intégrale qui ne doit rien à personne.
   Ni à John Dos Passos, ni à Ernest Hemingway, ni à William Faulkner, ni à Henry Miller, ni Carson McCullers, ni même à Flannery O'Connor à laquelle certains critiques la rattachent parfois. Ni davantage à John Updike, à Philip Roth (le dédicataire du roman La Fille tatouée) et à Jay McInerney. Non, à personne.
   En toute logique littéraire, Joyce Carol Oates devrait avoir le Prix Nobel de littérature. Sans conteste, elle l'a dans la peau. Et depuis de très longues années.
   Est-ce que cela changerait quelque chose si, par malchance, par inadvertance, par aveuglement, par lâcheté, par niaiserie ou par politique, Stockholm couronnait derechef un quidam sorti de derrière les fagots de la littérature bienséante et, du même coup, reléguait Joyce Carol Oates dans le gros peloton des exclus? Vu qu'ici on y trouve notamment Marcel Proust, James Joyce, Rainer Maria Rilke, Italo Svevo, Stanislas Witkiewicz, Vladimir Nabokov, Jorge Luis Borges, Graham Greene, André Malraux, Alberto Moravia, Robert Musil, Georges Simenon, Ernst Jünger, Jorge Amado, Karen Blixen, Gilbert K. Chesterton, Thomas Bernhard, Yukio Mishima, Stefan Zweig ou encore Dino Buzzati, ce ne serait pas vraiment trop grave.
   Sauf qu'à force de passer à côté de la plupart des plus grands écrivains de l'ère moderne, le Nobel est de plus en plus souvent une distinction au rabais et un plantureux prix de consolation pour les seconds couteaux.

 

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