Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES VILLES DE LA PLAINE

Tu te dresses, Sir, fière de tes murailles qu'on discerne, par beau temps, de tous les points de la plaine. Si tu t'es posée là, comme un rocher énorme arraché à un mont, c'est bien parce que l'endroit était le plus visible et qu'on y dominait un horizon sans fin. Tu le paies, ville orgueilleuse : l'endroit était le plus visible mais il n'avait pas d'eau. Ce défaut n'a pourtant pas gêné tes fondateurs. Avant même d'exister, tu étais au-dessus de ça. Sir se serait pliée aux caprices d'une rivière? Sir commandait aux éléments, c'est l'eau qui devait venir à Sir. Les palais, les remparts n'étaient pas achevés qu'un peuple d'esclaves creusait la terre pour dévier vers toi les sources des montagnes; une génération plus tard, tout le monde connu citait en exemple ton système d'adduction. Par les pires sécheresses, l'eau pure coule au fond de tranchées couvertes, à plusieurs pieds sous le sol. Tu te fais gloire de cette audacieuse victoire sur la nature. Elle est aussi ta faiblesse, et ton fardeau, car il te faut en permanence des sentinelles pour garder ces ouvrages.
   Tu es, avec Hénab, la seule ville de la plaine; la seule ville sur terre, pour ceux qui vivent ici et n'ont jamais franchi le cirque des montagnes. Tu as, de ce qui est unique, la démesure, la vertigineuse multiplicité. Tu regorges d'habitants, de boutiques, de maisons, tu regorges de temples, tu regorges de tout. Tu contiens tant de rues qu'il a fallu se résoudre à leur donner des noms. Tu as tes hauts quartiers bosselés de coupoles, tes bas faubourgs bâtis de planches, de vieux tissus, de tessons de poterie mêlés à du mortier. Et à tes façades disparates il n'est pas deux fenêtres pareilles, et à chaque fenêtre sèche un linge lui-même bigarré, qui laisse deviner une pluralité de vies, d'âges, de sexes — tu es multiple jusqu'à la monstruosité.
   Et cependant, pour qui te voit de loin, tu es une et unie, un seul grand corps de pierre dont tes habitants sont les atomes, tous distincts, mais tous toi-même, tu aimes à le penser.
   Tu écrases de ton mépris Hénab, ta rivale moins belle; tu n'en parles jamais, ou avec exécration. Parce qu'elle est née banalement dans la boucle d'un fleuve, tu l'appelles prostituée collant son corps au premier passant venu; et aussi parce qu'elle s'ouvre à tous les vents, à toutes les étreintes, n'ayant pas jugé bon, elle, de se fortifier. Trois huttes de pêcheurs, puis dix, puis trente… Hénab, une ville? Hénab n'est qu'une flaque qui s'étend, sans idée, sans contours, tu l'abomines comme l'image même de ce que tu n'es pas. Tu le sais pourtant, elle est peuplée de ceux des tiens qui te renient ou que tu chasses, proscrits, lépreux, voleurs ou hérétiques : elle a beau t'être odieuse, Hénab est encore toi.

Il faut deux heures de marche pour faire le tour de ton chemin de guet. Partout celui-ci est accidenté de marches qui montent et qui descendent, tes architectes ayant trouvé qu'une défense sous plusieurs angles et à plusieurs niveaux était plus imprévisible pour l'assaillant, et donc plus efficace. On y traverse de petites voûtes percées de trous d'archers, on y contourne des édifices qui sont des corps de garde, on y surplombe d'un côté la terre rouge de la plaine, de l'autre des rues ou des jardins, des potagers suspendus. Pour tout observer, ce ne serait pas deux heures qu'il faudrait, mais deux jours; une semaine entière, un an, si l'on se mettait en tête de suivre chaque passant dans son itinéraire et le flux de ses pensées, de débrouiller, entre ce commerçant sorti de son échoppe et son voisin ou sa femme, quels peuvent être les rapports, et le passé et l'avenir de ces rapports, de se demander si le vieux qui bêche ce carré de légumes en est le propriétaire, et combien il a d'enfants. À faire le tour de Sir, on se prend à soupçonner que s'intéresser à l'humanité n'est pas une tâche humaine : une vie n'y suffirait pas.
   Aussi les gens qui marchent sur le chemin de guet s'en abstiennent-ils. Ils vaquent à leurs affaires sans se poser de questions. Les gardes gardent, les colporteurs colportent; des enfants courent faire la course dont on les a chargés ou s'amusent à des bêtises d'enfants, pisser adroitement sur un toit en pente, lapider un oiseau; des dames y avancent à pas menus sur leurs cothurnes et rêvent en contemplant le mont Lallit dans son anneau de nuages… Tout au plus un promeneur pourrait-il s'accouder au parapet interne, le souffle court à cause de la chaleur, et laisser tomber son regard sur une maison, un être humain. Il observerait une femme aux yeux battus, plantée en ce moment sur le pas de sa porte, et il se demanderait si ce qu'on lit sur son visage est du regret, de la langueur ou du dédain. Il la verrait lancer une phrase par-dessus son épaule puis s'effacer devant deux marmots et, d'une tape amicale, les bénir pour la journée. Ou bien il tournerait la tête et verrait dans une autre rue, plus large, plus verdoyante, un homme se hâter vers l'entrée d'un palais. Il ignorerait, bien sûr, que l'homme sort des bras de la femme, et qu'il se rend à une adresse qu'elle lui a indiquée. Ne le voyant que de dos, il ne saurait pas davantage si l'homme arbore un sourire faraud ou s'il est, lui aussi, pensif et fatigué. Peu importe; car, distinguant alors la main qui se lève pour frapper au portail, il pourrait se dire sans crainte d'erreur cette fois, avant de se résoudre à reprendre sa promenade :
   «Tiens! voilà une visite pour le maître scribe Asral.»

*

Oui, elle lui avait conseillé, au réveil, d'aller voir chez le scribe, pour qui elle lavait du linge à l'occasion. Retourner au marché pour y trouver de l'ouvrage, mieux valait qu'il n'y pense pas. Les patrons d'ici prenaient d'abord leurs cousins, puis les beaux-frères de leurs cousins, puis des hommes qui n'étaient pas leurs parents mais venaient de leur quartier; et s'ils prenaient des inconnus, au moins qu'ils soient de Sir. Les gens d'ailleurs, comme lui, n'avaient leur chance qu'à la haute saison.
   «On m'a dit avant-hier que le maître Asral cherchait un domestique. Propose-toi, peut-être qu'il n'est pas trop tard.»
   Pour lui montrer le chemin, elle avait ajusté son écharpe et ouvert grand la porte sur une belle lumière de matin. Avant de passer le seuil, Ordjéneb avait senti qu'il devait dire quelque chose : elle avait fait beaucoup pour lui, maintenant elle allait encore lui procurer du travail peut-être, comment la remercier? Elle n'avait rien répondu et devant son sourire ironique, il avait presque rougi.
   «Bien, bien», avait-il bredouillé en renfonçant son bonnet sur son crâne, «allons-y».
   En fait elle pensait : Il est en or, ce gars-là, une vraie merveille… Dommage qu'il soit si rude, si empoté. Il s'est jeté sur moi comme un qui a soif et après avoir bu, bonsoir. Le voilà qui me remercie et croit sans doute bien faire. Comme si on disait merci pour ces choses-là! Si on était chez lui, je parie qu'il m'offrirait une poule. Montagnard, va.
   Voulant éviter le marché, ils prirent un dédale de petites rues où la cohue était moins grande. Au fronton d'une voûte, elle lui montra une figure sculptée :
   «Anouher.»
   La pierre était usée mais on discernait un homme assis qui semblait, de son bâton, tracer des signes dans le sable.
   «On le représente le plus souvent ainsi. C'est Anouher dicte au sable. Il y écrit nos lois.
   – Qu'est-ce qu'il a, sur un œil?
   – Un bandeau. Anouher était borgne.
   – Ah malheur, pauvre de lui.
   – Idiot, rit-elle. Décidément il te reste tout à apprendre. Ici, chaque homme important rêve d'être borgne comme Anouher. C'est un honneur, un privilège. Il est arrivé qu'un des juges-prêtres se crève un œil pour lui ressembler; mais on se moque un peu de ceux qui font ça. Le mieux, c'est d'attraper une maladie sans l'avoir cherché, ou de perdre un œil par accident : là on te respecte vraiment, on dit de toi : Il est aimé d'Anouher.»
   Que d'étonnements!
   Enfin, elle avait tendu le doigt vers un palais au bout d'une rue : «C'est là. Je ne peux pas t'accompagner, j'ai du linge à retirer ailleurs et je suis déjà en retard. Bonne chance. Tu diras que tu viens de la part de Djili.»
   Cette fois il rougit pour de bon : il n'avait même pas pensé à lui demander son nom! Comment était-ce possible? Eh bien, parce qu'il n'avait pas eu une seule occasion de l'appeler. Depuis leur rencontre de la veille elle avait toujours été là ou presque, toujours là, tout près de lui… Il sentit une chaleur descendre en lui, une infinie tendresse.
   «Djili», répéta-t-il. Mais déjà elle s'était éloignée, son panier vide au bras. Sans doute qu'elle lui en voulait un peu.

 

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