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RIMBAUD. AVEC LES COMMUNARDS

Le 9 juillet 1872, Rimbaud et Verlaine descendent à Bruxelles au Grand Hôtel Liégeois, un établissement de cinquante chambres situé au coin de la rue du Progrès, de la rue des Croisades et de la place des Nations, en face de la station du Nord. Cet hôtel, c'est Verlaine qui le choisit car il y a déjà séjourné avec sa mère en août 1867, à l'époque où il a rendu visite, place des Barricades, à Victor Hugo.
   Les deux amis se sentent bien ; ils ne voient pas ce qui pourrait venir entraver leur bonheur.
   Deux jours après leur arrivée à Bruxelles, Verlaine entraîne Rimbaud chez des communards exilés en 1870 et en 1871.
   Depuis des décennies, grosso modo depuis 1830, l'année mémorable de son indépendance, la Belgique a la réputation d'être une nation de liberté, d'égalité, de sécurité et de calme. La Constitution du 7 février 1831 proclame, outre les droits individuels, les libertés de conscience, de culte, de presse, de réunion, d'association, de pétition et d'enseignement, sans en soumettre l'usage à une quelconque mesure préventive. Et cela explique en grande partie pourquoi des hommes et des femmes, contraints de fuir leur propre pays en raison de nécessités politiques ou financières, s'y réfugient volontiers.
   Expulsé de Paris à la suite de la publication d'articles séditieux dans la presse, Karl Marx est ainsi venu à Bruxelles en 1845, bientôt rejoint par son complice, Friedrich Engels. À la suite du Coup d'état du 2 décembre, en 1851, Victor Hugo a bravé Louis Napoléon Bonaparte et s'y est pareillement expatrié. Et moins d'une semaine plus tard, accompagné par son secrétaire, Noël Parfait, Alexandre Dumas a suivi son exemple. Mais lui, l'auteur de La Dame de Monsoreau, il était alors endetté jusqu'au cou et harcelé par la meute de ses créanciers. Ce qui a aussi été le cas de Charles Baudelaire et de l'éditeur des Fleurs du mal, Auguste Poulet-Malassis qui, acculé à la faillite, a été incarcéré six mois à la prison de Clichy, avant de faire le choix de vivre en Belgique.
   Dans la capitale de la Belgique et aux environs immédiats, les communards sont plus de douze cents. Beaucoup d'entre eux y résident munis de faux passeports et sous des noms d'emprunt. Ils vivent en général de petits boulots dans les ateliers de la ville ou des neuf faubourgs qui l'encerclent : Schaerbeek, Saint-Josse-ten-Noode, Etterbeek, Saint-Gilles, Anderlecht, Koekelberg, Molenbeek-Saint-Jean, Laeken et Ixelles où Poulet-Malassis a habité de 1863 à 1869, et où, en 1867, il a publié sous le manteau Les Amies, des poèmes érotiques de Verlaine, sous le pseudonyme de Pablo de Herlagnez. Tiré à soixante exemplaires seulement, le recueil a été saisi à la frontière par les douaniers français.
   À dire vrai, les exilés forment deux camps bien distincts à Bruxelles : d'un côté, ceux qui ont renoncé à jamais à leurs idéaux révolutionnaires ; de l'autre, ceux qui continuent d'y croire, à l'instar de Georges Cavalier. Surnommé Pipe-en-Bois en raison de son physique ingrat, Georges Cavalier a une formation d'ingénieur, après avoir étudié à Polytechnique et à l'École des Mines. Il a été un des camarades de Jules Vallès à la revue littéraire et politique La Rue, de 1867 à 1868, puis au Peuple, et a travaillé au cabinet de Léon Gambetta en 1870. Condamné à dix ans de bannissement, il gagne sa vie en donnant des cours particuliers de mathématiques.
   Un autre communard que Verlaine a bien connu et qu'il retrouve à Bruxelles, c'est Benjamin Gastineau, Ex-collaborateur de La Voix du peuple de Joseph Proudhon, ancien directeur de la bibliothèque Mazarine à Paris, il a été pour sa part condamné à la déportation par contumace. Benjamin Gastineau est l'auteur d'éditions critiques de Mirabeau et de Voltaire, de relations de voyage, de pièces de théâtre ainsi que des Génies de la liberté, un brûlot qu'ont publié les éditeurs des Misérables à Bruxelles, en 1865, et qui a fait grand bruit.

Ce deuxième camp des communards, le camp des irréductibles, continue de se faire entendre par des journaux politiques ou satiriques tels que La Trique ou La Bombe. Laquelle , ainsi que l'indique clairement son slogan, «éclate tous les samedis».
   D'habitude, les communards se retrouvent dans certains des très nombreux estaminets de Bruxelles, là où les excellentes bières belges coulent à flot, mais qui ne sont pas toujours au goût des étrangers. Entre le faro si amer, la bière blanche de Louvain si trouble et si douceâtre, l'uytzet si forte, le lambic si âcre, la stout si boucanée ou le bock national si mousseux et assez comparable à la bière de Munich, ils ont l'embarras du choix.
   On les voit surtout à la Taverne Saint-Jean dans la rue du même nom, à la Grande Brasserie de Bohême, rue de l'Écuyer, à l'Hôtel des Brasseurs, Grand-Place, ou Au Jeune Renard, rue de la Collégiale, un établissement tenu par la veuve Lintermans , une personnalité très originale et bien connue des noctambules. À moins que ce ne soit à la Taverne Guillaume , place du Musée, où l'on débite de la bière anglaise, ou au Café de l'Horloge, avenue Marnix, près du boulevard du Régent et de la porte de Namur, un quartier très prisé des communards.
   Les rencontrer dans des endroits pareils, les interroger, bavarder en leur compagnie, voilà qui excite Rimbaud et Verlaine. Sans compter que chaque réfugié a une terrible histoire de derrière les fagots à raconter. À leur commerce, Rimbaud est assailli par une multitude d'images fortes, et il regrette de ne pas avoir été à Paris lorsqu'on se battait dans les rues. Et déjà la vie dans la capitale belge lui paraît florissante et lui inspire un poème de dix quatrains qu'il intitule tout naturellement Bruxelles, non sans préciser en épigraphe qu'ils suggèrent l'atmosphère du boulevard du Régent :

Plates-bandes d'amarantes jusqu'à
L'agréable palais de Jupiter.
– Je sais que c'est Toi, qui, dans ces lieux,
Mêles ton Bleu presque de Sahara.

Puis, comme rose et sapin du soleil
Et liane ont ici leurs jeux enclos,
Cage de la petite veuve!…
Quelles
Troupes d'oiseaux! ô iaio, iaio!…

— Calmes maisons, anciennes passions!
Kiosque de la Folle par affection.
Après les fesses des rosiers, balcon
Ombreux et très bas de la Juliette.

— La Juliette, ça rappelle l'Henriette,
Charmante station du chemin de fer
Au cœur d'un mont comme au fond d'un verger
Où mille diables bleus dansent dans l'air!

Banc vert où chante au paradis d'orage,
Sur la guitare, la blanche Irlandaise.
Puis de la salle à manger guyanaise
Bavardage des enfants et des cages.

Fenêtre du duc qui fais que je pense
Au poison des escargots et du buis
Qui dort ici-bas au soleil. Et puis
C'est trop beau! trop! Gardons notre silence.

– Boulevard sans mouvement ni commerce,
Muet, tout drame et toute comédie,
Réunion des scènes infinies,
Je te connais et t'admire en silence.

Est-elle almée?… aux premières heures bleues
Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…
Devant la splendide étendue où l'on sente
Souffler la ville énormément florissante!

C'est trop beau! c'est trop beau! mais c'est nécessaire
– Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,
Et aussi puisque les derniers masques crurent
Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure[1]!

Verlaine, quant à lui, a le sentiment, au contact des communards réfugiés à Bruxelles, de se replonger au sein de l'atmosphère surchauffée des barricades. Au point même qu'il se pose la question de savoir s'il ne devrait pas écrire un livre sur les horreurs commises par l'armée des Versaillais.
   Sans réfléchir davantage, il envoie une lettre à sa femme et lui demande de lui faire poster au Grand Hôtel Liégeois des notes qu'il a rédigées à l'époque, et qui sont enfermées avec d'autres papiers personnels dans un des tiroirs de son bureau, rue Nicolet. Mais la réponse qu'il reçoit deux jours plus tard le désarçonne : Mathilde lui annonce qu'elle va venir à Bruxelles avec sa mère et qu'elle a l'intention de l'arracher à sa «triste liaison», à cette liaison qui, pour elle, doit «infailliblement le conduire à la folie[2]», et de le ramener à Paris. Et elle le somme de leur réserver deux chambres.
   Mis au courant, Rimbaud accable Verlaine de reproches. C'est stupide, dit-il, d'avoir écrit à Mathilde. Ridicule. Impardonnable. Comment une telle idée a-t-elle pu lui venir à l'esprit? Et il ajoute qu'il leur faut coûte que coûte sortir de ce mauvais piège! Car il y va d'un piège, c'est sûr et certain!
   Quelques jours plus tard, au Grand Hôtel Liégeois, quand il revoit sa femme qu'il a abandonnée sans un mot, trois semaines et demie auparavant, Verlaine est submergé de tendresse. Il se jette dans ses bras, il lui assure qu'il l'aime, qu'il n'a jamais cessé de l'aimer, que son fils Georges lui manque, qu'il n'aspire qu'à devenir un bon époux et un bon père de famille… Comme ensorcelé, il fait l'amour à Mathilde et, au milieu des étreintes, des regrets, des pleurs et des lamentations, il lui promet de réintégrer le domicile conjugal.

Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte.
Vous étiez au lit comme fatiguée.
Mais, ô corps léger que l'amour emporte,
Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.

O quels baisers, quels enlacements fous!
J'en riais moi-même à travers  mes pleurs.
Certes, ces instants seront entre tous,
Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs.

Je ne veux revoir de votre sourire
Et de vos bons yeux en cette occurrence
Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire,
Et du piège exquis, rien que l'apparence[3].

Mathilde, elle, parle à Verlaine de la Nouvelle-Calédonie. Elle pense qu'ils pourraient s'y installer durant deux ans avec leur enfant, et qu'ils n'y seraient pas «en mauvaise compagnie», puisque aussi bien la révolutionnaire Louise Michel , son ancienne institutrice, et Henri Rochefort, le journaliste fondateur de La Lanterne, s'y trouvent et que Verlaine aurait «là tous les éléments pour faire son livre sur la Commune[4]».
   Le lendemain matin, Rimbaud, qui a passé la nuit dans une autre chambre de l'hôtel, est le premier à la station du Midi, à l'autre extrémité de la ville. Il se cache derrière un pilier, à l'entrée de la salle des pas perdus, et attend que surgissent Verlaine, Mathilde et Mme Mauté de Fleurville. Lorsqu'il les aperçoit enfin, il les suit jusqu'au quai d'embarquement, monte en catimini dans le même train que le leur.
   Il descend à la gare de Quiévrain, la localité frontalière à vingt kilomètres au sud de Mons, au cœur des houillères du Borinage, juste avant que les douaniers ne procèdent au contrôle des passeports et à l'inspection des bagages. Un sourire ironique à la commissure des lèvres. Il est confiant. Il sait que d'un instant à l'autre, Verlaine va le rejoindre, et qu'ensemble ils repartiront dare-dare pour Bruxelles.
   C'est le plan qu'il a échafaudé avec lui. Non : le plan qu'il lui a imposé, presque de force. Un plan dont il est fier et dont il se délecte.
   Et effectivement, après deux ou trois minutes, Verlaine est là. Son chapeau mou rabattu sur les oreilles, les traits ruisselant de sueur, il se précipite vers son jeune compagnon. Il lui annonce d'une voix de stentor qu'il s'est échappé du train à destination de Paris, et qu'il s'est, une fois pour toutes, débarrassé de sa femme et de sa sinistre belle-famille.
   Rimbaud ne peut pas s'empêcher de sourire : tout s'est passé comme il l'avait prévu…
   Le soir même, les deux amis sont à Bruxelles Au Jeune Renard. Ils boivent tant et plus et ne rentrent au Grand Hôtel Liégeois qu'aux aurores, complètement rétamés. Durant les jours qui suivent, ils continuent de se montrer dans les cafés et les estaminets de la ville et ils n'ont pas peur, même dans la rue, de se comporter comme des amoureux. Des amoureux qu'ils sont d'ailleurs bel et bien, et qui ne plaisent guère aux communards, plutôt collet monté sur les questions de mœurs.
   Et qui ne plaisent pas davantage aux autorités belges.
   Quoique Bruxelles soit une ville de liberté et qu'elle tienne jalousement à le demeurer, elle n'aime pas que des trublions viennent perturber l'ordre public. Sur ce point, le bourgmestre, Jules Anspach, est intransigeant. Les services de sûreté tiennent du reste à jour une fiche sur chacun des étrangers résidant sur le territoire national. Et parmi eux, bien entendu, il y a les communards et tous les gens qui les fréquentent souvent et fricotent avec eux.
   Bientôt, la police belge se demande qui sont au juste ces deux zievereirs*, appelés Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, toujours tellement expansifs, et qu'on ne voit jamais l'un sans l'autre. Elle est d'autant plus curieuse qu'elle a reçu une lettre envoyée de Charleville dans laquelle un sieur Rimbaud** prie les agents du royaume de faire rechercher son fils qui a «quitté la maison familiale en compagnie d'un nommé Verlaine Paul[5]».
   Une enquête est rapidement ordonnée.
   L'officier-inspecteur Dielman est désigné par l'administration de la Sûreté publique pour la mener à bien. Il récolte ici et là des renseignements et rédige un rapport à ses supérieurs. Mais, dans les conclusions qu'il leur remet le 6 août, au lieu de signaler que Verlaine loge au Grand Hôtel Liégeois, 1 rue du Progrès, il confond les établissements et parle de l'Hôtel de la Province de Liège qui se trouve, lui, non loin de là, rue du Brabant, derrière la station du Nord.
   Résultat : Rimbaud et Verlaine ont la chance de ne pas être repris sur les fiches de la police du royaume. Et de la sorte, Verlaine échappe à une condamnation pour détournement de mineur. N'empêche, ils réalisent tous les deux assez vite qu'ils n'ont pas intérêt à s'éterniser à Bruxelles auprès des communards, et décident de poursuivre leur périple aventureux à travers la Belgique.
    Ils visitent d'abord Malines et sa cathédrale gothique Saint-Rombaut dont l'unique tour est haute de cent vingt-cinq mètres, puis comme des touristes ordinaires, ils se rendent à Gand et à Bruges où ils séjournent une longue semaine. Mais déjà, une autre destination, une autre ville et un autre pays les attirent : Londres et l'Angleterre.
   Le 7 septembre, ils montent à Ostende sur un steamer qui va à Douvres.
   Rimbaud, dès que le bateau s'éloigne de la côte, est fasciné par la mer qu'il n'a encore jamais vue. Pendant la traversée, il écrit un court poème en prose et l'intitule simplement Marine.

Les chars d'argent et de cuivre —
Les proues d'acier et d'argent —
Battent l'écume, —
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière[6].



* Radoteurs ou énergumènes en bruxellois.
** Mme Rimbaud signait d'habitude V. Rimbaud, V à la fois pour son prénom Vitalie et pour veuve. La police belge pouvait donc penser que la lettre était écrite par un homme.



[1] Arthur Rimbaud, Poésies, in Œuvres complètes, op. cit., p. 82 et 83.
[2] Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, op. cit., p. 214.
[3] Paul Verlaine, Birds in the Night, Romances sans paroles, in Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1962, p. 133.
[4] Ex-Madame Paul Verlaine, Mémoires de ma vie, op. cit., p. 216.
[5] Arthur Rimbaud, Correspondance, op. cit. p. 109. Dans la lettre envoyée le 6 août 1872 par le commissaire en chef de la police à l'Administration de la sûreté publique, il est précisé : «en compagnie d'un jeune homme nommé Verlaine Paul». Mais les mots «jeune homme» sont barrés.
[6] Arthur Rimbaud, Illuminations, in Œuvres complètes, op. cit., p. 142.

 

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