Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
MÉMOIRES D'UN SÉLÉNITE
PAR JEAN CLAUDE BOLOGNE

Sélénite : Être supposé habiter la Lune.
Terminateur : Ligne de démarcation entre les parties éclairées et les parties obscures d'une planète, spécialement de la Lune
Trésor de la langue française

«Tu es toujours dans la terre, soupirait ma mère quand j'étais gamin, quand auras-tu enfin les pieds sur lune?»
   Cela me faisait sourire, mais je la voyais triste, préoccupée, et je me taisais. C'est vrai, je n'ai aucun goût pour cette poussière sur laquelle se courbent des générations de Sélénites pour tenter d'en arracher quelques herbes grisâtres qui leur permettent de survivre. Me fascine plutôt ce grand cercle bleuâtre aux taches biscornues, qui nous nargue dans le ciel — la terre. Si ce mot éveille en vous des résonances de conte de fées, vous me comprendrez.
   La terre… Les vieux y voient des mers et des continents, des cirques et des cratères, autant de mystères auxquels ils ont donné des noms poétiques : le lac des Songes, la mer de la Tranquillité, l'océan Pacifique… Les jours de pleine terre, je cours à en perdre mon alimentation d'oxygène, mon stimulateur bat à tout rompre et j'ai les yeux remplis d'étoiles. Les vieux rient. Ma mère soupire.
   Les vieux ne cultivent plus la poussière. Ils ont le temps de s'amuser. Mais un gamin qui semble toujours tombé de la terre représente un danger pour la société. Que se passerait-il, si tous les Sélénites se mettaient à lever les yeux au ciel? «Prenez garde, votre fils est terratique», se sont mises à chuchoter les vraies fausses amies de maman. Les premières fois, j'entendais «erratique», et le mot me plaisait. Mais quand j'ai su qu'il s'agissait d'une maladie sociale interdite par le Parti, je suis devenu prudent. Je n'ai plus parlé de la terre, et comme c'était mon principal sujet de conversation, je me suis tu. Spontanément, quand j'ai composé mes premiers poèmes, j'ai su qu'il fallait les cacher. J'ai appris à cultiver la poussière, et à faire semblant de me masser les reins, quand je voulais lever les yeux au ciel. On m'a cru guéri. Je l'ai laissé croire. Cela ne pouvait pas durer.
   Le jour de mes seize ans, je m'en souviens comme si c'était hier, j'ouvre mon tiroir secret à poèmes. Je le trouve vide. Le temps de réaliser, mon stimulateur s'affole. Je fouille partout, je veux croire que les feuillets sont tombés par mégarde au fond du secrétaire, je remue ciel et lune, en vain. Alors je serre les dents : je connais le coupable. La coupable. Les yeux tristes de ma mère ne m'arrêteront plus. Je vais la voir, m'emporte, lui jette à la figure ces années de duplicité durant lesquelles elle a pu me croire guéri, je m'échauffe, pleure, crie, «terratique», «terratique», oui, comme un défi. Elle ne dit rien, les yeux toujours baissés sur la poussière. Puis me fait asseoir à côté d'elle, le casque dans son giron, et soupire. Oh, ce soupir.
   «Tu sais, je n'étais pas dupe. Beaucoup de jeunes sont comme toi. Ça leur passe avec l'âge, quand ils se marient. Tu as hérité de ton père, ce n'est pas ta faute. Lui aussi, il écrivait des poèmes, à ton âge : il me l'a avoué durant notre terre de miel, et les a tous brûlés comme un cadeau de mariage. Et la vie a repris son cours normal. Tu verras, tout cela te passera. Mais ton tiroir n'était vraiment pas discret. Imagine que Luna soit tombée sur tes poèmes.»
   Luna est notre employée de maison. Sage, rigoureuse et lune à lune. Elle est payée par le Parti pour que notre foyer soit propre et bien tenu, matériellement et moralement.
   «Tu étais bon pour l'agité», murmure ma mère, si bas que je ne suis pas sûr d'avoir bien saisi. Je ne comprends pas, mais ça a l'air grave. Elle se lève brusquement pour ne pas montrer qu'elle pleure.
   Cela aurait pu en rester là, si elle avait découvert mon tiroir un peu plus tard. Mais à seize ans, on est assez vieux pour décider, pas assez pour réfléchir. Quand je comprends qu'elle a brûlé les feuillet patiemment accumulés depuis deux ans, mon plasma ne fait qu'un tour. Tout s'arrangera quand je me marierai? Le sacrilège perpétré aujourd'hui, je l'aurais de moi-même accompli le soir de mes noces? Et je serais devenu comme mon père, ne levant les yeux de la poussière que pour regarder à hauteur de télé? Est-ce cela, la vie, six pieds d'horizon, et puis six pieds sous lune? La leur, peut-être, pas la mienne.
   Ma mère n'a commis qu'une erreur. On peut brûler du papier, on ne débranche pas la mémoire d'un adolescent en effervescence. Tous mes poèmes sont là, intacts, éternels, débordant de mots. J'ouvre la fenêtre, je hurle, je hurle, puis peu à peu clame, déclame, chant à chant me vide de ces mots dont je croyais me délivrer sur le papier, mais qui doivent brûler mes lèvres, je ne sais plus ce que je fais mais je vibre, récite, chante, régurgite des mots mal mâchés, des vers mal rythmés, un trop-plein de rêves trop longtemps contenus. Ma bouche est un geyser d'acide sulfurique qui se répand dans la rue. Et pour une fois les voisins s'attroupent sous nos fenêtres, pour une fois, une seule, ils lèvent les yeux plus haut que leur télé. Ils se taisent. Pour un instant. Un seul.
   Et le mot qui terrifie ma mère court comme un friselis sur cet océan de peur et de stupeur. Agité. Agité. Non, mes amis, je suis calme, voyez, ma voix se pose, les mots floconnent, à présent, planent un moment entre ciel et lune pour se poser, comme une caresse, sur vos têtes effrayées. Tout doux, mes amis, je suis serein, je vous montre la terre et vous regardez mon doigt, je chante la mer de la Sérénité, la mer de la Tranquillité, l'océan Pacifique, suivez mon doigt, ne le regardez pas, voyez la mer du Froid, la mer des Pluies, voyez la mer des Crises et celle des Tempêtes, et le cratère ébréché de Fracastor, suivez le Terminateur qui vous ramène à l'ombre, non, ne me regardez pas, je pleure, et vos yeux retombent à la poussière. Tous ces mots inutiles, tous ces mots gaspillés. Il n'en reste qu'un seul. Agité. Agité.
   Le lendemain, j'apprends sa signification. AJT. L'Asile des Jeunes Terratiques.

Les premiers mois à l'AJT ont été rudes. Prostré parmi les prostrés, j'avais perdu le goût des mots sans retrouver celui des herbes grises. On me laissait à mes pensées, le temps de dégorger la peur, la révolte, et la haine. La nuit de la Nouvelle Terre pesait sur ma mémoire. Et puis, tout doucement, les mots ont retrouvé le chemin de mes lèvres, la lumière cendrée a laissé percer un mince croissant, et le Terminateur, comme on ouvre un rideau, a repris son lent voyage de la cour au jardin, dévoilant le grand décor du Fracastor, des Pluies et des Tempêtes jusqu'à la mer de la Sérénité. J'ai levé les yeux.
   Les jeunes terratiques n'étaient pas tous prostrés. Par cycles, ils se redressaient, eux aussi, ou retombaient dans l'hébétude. Chacun avait sa terre au fond des yeux, son premier croissant ou sa Pleine Terre, à son rythme. Et quand le soleil mort brillait de son grand éclat bleu, savez-vous ce qu'ils faisaient? Ils écrivaient! Vous avez bien lu : ils écrivaient. Autour de moi germaient des épopées, des romans d'aventures et de chaudes folies. Je ne savais pas que l'on pouvait écrire autre chose que des dictionnaires blanchis et des recettes de cuisines. Je ne savais pas qu'il y avait des romans qui parlaient d'autre chose que de la poussière de lune et du nombril de leurs auteurs. Un terratique barbu avait imaginé un voyage De la lune à la terre, avant de plonger Vingt mille lieues sous les mers et d'accomplir un Tour du monde en Quatre-vingts jours. Son compère à la trogne arrogante explorait Les États et empires du Soleil, tandis qu'un moustachu à la mine morose cherchait L'île au trésor. Ils étaient heureux, le temps d'un cycle terrestre, et rayonnaient d'une joie sur-sélénite, avant de retomber sur lune.
   D'autres jouissaient d'un bonheur plus grave, dans une émulation intellectuelle qui leur tenait lieu d'extase. De vieux savants compilaient des encyclopédies insensées où grouillait un peuple mort dont je n'avais jamais entendu parler. Des historiens imaginaient des batailles pour lesquelles il leur fallait des maréchaux, des uniformes et des canons. Survenait un chimiste qui inventait la poudre quand les épées rouillaient, et déjà des physiciens parlaient de fission nucléaire. Quand ils cherchaient des enjeux aux combats, les prêtres bricolaient en hâte quelques dieux de dogmes, des philosophes lançaient des mots en -isme et les politiciens décrétaient des famines, les géologues trouvaient du pétrole pour pouvoir en manquer. Accouraient les géographes qui dessinaient des continents, sur lesquels ils traçaient des fleuves et des montagnes, avant de les découper en États pleins de capitales et de sous-préfectures dont ils dressaient incontinent les plans tout entourés de murailles. Il fallait bien que la poudre serve à autre chose qu'à illuminer les quatorze juillet. Car les historiens avaient aussi inventé le quatorze juillet, qui avait nécessité une Bastille, des criminels à y enfermer, et des crimes, des vols, des massacres, des Auschwitz, on riait, car tout cela existait.
   C'est donc cela, la terre, pensais-je, le rêve de quelques terratiques colloqués dans un asile? Et quoi d'autre? Avais-je imaginé que l'étoile refroidie pouvait réellement abriter ces paysages sublimes et ces batailles grandioses? Dans mes rêves les plus insensés, je ne l'avais jamais crue peuplée, et pourtant, tout un monde grouillait en moi sans trouver sa patrie. Aujourd'hui, elle m'était donnée. Au premier croissant de terre, je m'assis à la table commune et pris la plume, échangeant mes personnages avec les romanciers, les historiens, les philosophes. Je partageai leur ivresse le temps d'une terraison. Puis retournai m'asseoir avec les hébétés, quand le Terminateur referma le rideau de la nuit.

Et les ans ont passé. Aujourd'hui, je me demande à quoi servent tous ces livres qui s'accumulent sur les rayons, imprimés par d'autres fous qui accolent leur nom au nôtre. Qui les lit? Les vend-on en dehors de l'asile? Je l'aurais su, quand j'y étais encore.
   «Les faire lire aux Sélénites? s'indigna le docteur quand je lui fis la remarque, vous n'y songez pas! Mon asile est déjà plein! Non. Nous les envoyons sur la terre, périodiquement, et il se trouve toujours quelques humains plus fous que vous, qui s'imaginent les avoir écrits.»
   Des humains? J'avais bien entendu? Tout ce que nous avions inventé pour peupler nos romans et nos livres d'histoire existait quelque part? Les fleuves que nous tracions trouvaient leur source dans un autre monde, et les murs élevés autour des capitales n'étaient pas qu'un dessin d'artiste? Mais alors, la poudre faisait des morts, les mots en -isme tuaient vraiment, et les dieux sévissaient dans de vrais temples? Cela m'effrayait autant que cela m'excitait. J'aurais voulu reprendre tous les mots que j'avais écrits, et déjà d'autres se pressaient dans ma tête. Je sortis du bureau du docteur en me heurtant aux meubles.
   Ce n'est qu'après avoir fermé la porte qu'un doute me saisit. Le docteur était peut-être aussi terratique que nous? Peut-être avait-il inventé la réalité comme nous avions inventé nos rêves? Ou alors il se moquait de nous. Ou bien cela faisait partie de la cure. Ou encore… Non. Je me refusais à l'idée que tout cela puisse exister. Si je n'avais pas l'équilibre de la poussière, il me fallait l'équilibre des rêves pour continuer à vivre.
   Vivre, c'est écrire. Le lendemain de ma visite au docteur, j'ai commencé ces mémoires. Mais vivre, c'est aussi savoir. Lorsque le Terminateur referme son rideau, j'ai appris à rester debout. Et j'explore. L'asile a des recoins qui ne m'avaient jamais préoccupé. Je visite les officines des imprimeurs et des libraires, je hante d'inconcevables Babel de livres morts. Je cherche la fusée.
   Car la fusée existe. Elle est là, devant moi. Elle existe, puisqu'il s'est bien trouvé un savant fou pour l'inventer, un dessinateur facétieux pour la colorier d'un damier rouge et blanc, et que l'atome ne pouvait pas se cantonner aux bombes. J'ai vu les caisses de livres embarqués dans la soute. Elles existent, puisque le docteur en a parlé, pourquoi ses mots n'auraient-ils pas le même pouvoir que les nôtres? Et les fusées s'en vont, sans pilote, vers la terre, où les humains que nous avons créés croient grâce à nous à leur lire arbitre et à leur génie. Cela me fait du bien de voir partir mes livres. Ils sont lancés dans l'inconnu, mais ils servent à quelque chose.
   Les mots, toujours, sont coupables. On ne les lâche pas impunément. Ils tournent dans la tête. La curiosité nous empoisonne, et ce sale espoir, l'exécrable besoin de vérifier que nos rêves se réalisent. Il a fallu que je sache, puisque je l'avais dit. Le médecin à qui je m'en suis ouvert a ri à gorge déployée. Prendre la fusée pour la terre? J'étais bien le plus terratique de tous les fous qu'il avait soignés! Comment supporterais-je le voyage? Et l'atmosphère, j'avais bien entendu parler de l'air? Il me faudrait apprendre à vivre sans scaphandre! N'aurais-je pas honte, tout nu au milieu des hommes?
   Honte? On ne pense pas à la honte, on la vit. Le scaphandre m'avait toujours semblé naturel, comme une double peau. Désormais, il pesait sur mes épaules. Je voulais respirer autre chose que les bouteilles d'oxygène. Je débranchai mon stimulateur. C'est ainsi que j'ai appris que j'avais un cœur.
   Je ne sais pas pourquoi le docteur m'a aidé à partir. Je ne crois pas à sa compassion. Peut-être, tout simplement, a-t-il voulu se débarrasser de moi à bon compte, car on ne revient pas de la terre. Mais je veux croire, pour m'aider à survivre, qu'il m'a délégué un rêve d'enfant qu'il n'a jamais osé réaliser.
   Aujourd'hui que je suis sur la terre, il est temps de mettre un terme à ces mémoires. Il faut que vous sachiez, mes frères. La terre n'est pas ce que vous croyez. Il n'y a pas d'humains, il n'y a pas de fleuves ni de forêts. Il y a une poussière morte, plus grise que la nôtre, un grand désert d'où dépassent, parfois, des rochers trop carrés qu'aucun vent ne vient plus éroder. Et des fusées échouées, des millions de fusées pleines de livres qui ne seront jamais lus. Il faut que vous sachiez, mes frères, arrêtez de rêver, l'air brûle la peau et les muqueuses, il fait trop chaud le jour, trop froid la nuit. Dans le ciel, la Lune est belle, elle est blanche et toute mouchetée de Sérénité et de Tranquillité au rythme apaisant du Terminateur.
   Dans les fusées rouillées, je suis parvenu à découper quelques tôles intactes, j'ai récupéré un peu de carburant. Voilà, ma petite fusée s'envole. Comme une ultime bouteille à le mer, j'envoie ces mémoires dans l'espace. Si elles vous arrivent, et c'est mon dernier rêve, promettez-moi d'ouvrir les yeux sur votre Lune. Mais ne quittez jamais votre scaphandre.

 

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