Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
OAXACA

Mexico poursuit son rêve à l'intérieur de moi, accomplissant sa mission, comme toute ville : impressionner durablement un esprit et un corps, leur imprimer sa fatigue, sa violence, sa beauté, à supposer que ce mot signifie quelque chose, travailler, comme le bois travaille, à l'intérieur même de cette excroissance qu'est une vie d'homme, de femme, nos vies n'étant que la combustion spontanée de nos souvenirs, et le reste, nos actions, un crépitement éphémère. Je pars pour Oaxaca. Une heure d'avion, durée trop brève pour remuer d'autres pensées que celle-ci : je n'ai pas encore commencé à enregistrer, Rokus et Lisa me manquent déjà, Rafael ne m'a pas écrit. Aux longs faubourgs de Mexico succèdent des montagnes vides et vertes, sierras vacillas y verdes, je m'approche du cœur de ce pays, ce petit voyage en constitue la preuve, car j'ai toujours pensé en mots, une voix à l'intérieur me parle sans arrêt, et maintenant elle me parle espagnol.
   À Oaxaca, il fait froid, des ouragans rôdent quelque part. J'écume les hôtels, tous sont chers, tous contiennent des touristes américains, des gringos et des gringas à la voix sonore, aux Range Rover garées devant les grilles. Il y a, en ville, des chambres à louer, signalées par des écriteaux. Je finis par trouver une chambre dans une maison particulière. Elle est propre, la courtepointe sent le frais, le rideau de douche n'est pas moisi, la porte ouvre sur un petit patio où je pourrai tendre mon linge. Le premier soir, je me rends sur le Zocalo. Le ciel est plus clair que les grands arbres, ainsi s'annonce la fin du jour, par un obscurcissement de ce qui nous est accessible, le lointain demeurant lumineux. C'est aussi la stratégie de la mort — si je pense à Natalia pendant les répétitions, je la vois étrangement égarée, indifférente à nous et préoccupée uniquement de son art, horizon lumineux où flotte, tel un nuage soufré qui se défait à mesure, la promesse de son personnage. Au centre du Zocalo, sur le kiosque Belle-Époque, un orchestre joue des valses. Le son est un peu aigre, la mesure guillerette et exacte. Des gens sont assis, comme moi, au bord du kiosque, sur les bancs de pierre. À ma gauche, deux femmes s'adressent avec compassion à un Indien, un vieux petit Indien au visage impénétrable, en chemise, par ce froid, et pied nus. Il vient, comprends-je, de la région mixtèque. Il est descendu pour le marché.
   – Où logerez-vous, demandent les femmes qui veulent, c'est visible, l'aider.
   Il ne répond pas. Il est parti le matin tôt, sans doute, dix heures de bus et, la journée s'annonçant chaude, sans autre vêtement que sa chemise bien blanche et son pantalon propre. A-t-il fait des affaires, a-t-il pris des contacts, au marché? Il est seul, à écouter la musique et à s'engourdir doucement, les yeux ouverts. Que lui fait cette valse, ce rythme occidental, cette musique coloniale, cet héritage des maîtres? Il a froid et il se tait. Néanmoins doux, poli. Comme si, regardant devant lui, il voulait nous décourager (je dis «nous», car je suis avec anxiété le piétinement de cet échange.) Trop tard, trop tard, semble-t-il dire. Peut-être est-il malade. Ou n'a-t-il rien vendu, rien acheté. Ou lui a-t-on volé ses avoirs (il n'a même pas de sac). Peut-être est-il venu en vain. Et cette soirée qu'il a imaginée douce, où il s'endormirait au son de la musique, attendant l'aube pour repartir par le premier bus, cette soirée est froide et hostile. Les femmes lui offrent un gâteau sec, qu'il refuse.
   Quand je pense à cet homme, à ce «premier Indien» d'Oaxaca, — je dis premier, même si j'ai remarqué auparavant les fillettes au teint sombre qui vendent, aux terrasses, leurs marque-pages de bois sculpté —, à ce mutisme parfait, à ce frisson invisible, au froid à l'œuvre dans ce corps sans expression, à la faim peut-être, à cette pauvreté exacte, sans morgue, sans le moindre appel à la compassion, à ce refus d'expliquer, de partager, de rentrer dans ce jeu immémorial du don et du contre-don (un sourire rayonnant contre un gâteau sec, une réponse contre une question), je n'arrive à aucune conclusion, je n'arrive même pas à réfléchir. Dans mon lit, ce soir-là, je ne parviens pas à me détacher de l'Indien. Où dort-il? Sous le ciel? Sous le porche de Santo Domingo, comme une sculpture de plus? Assis ou couché? La fête des morts est proche, est-il venu pour cela? Comme travailleur saisonnier dans une fabrique de crânes en sucre? Comme petite main dans une coopérative d'artisanat, pour découper à longueur de journée le papier crépon en forme de squelettes, de chariot de la mort, ou de la mort en personne, la mort en chapeau fleuri et robe Belle-Époque, une faux à la main?
  Le lendemain, au marché, c'est le déferlement des crânes. Ils ont la taille d'une friandise, en ouvrant grand la bouche on pourrait en avaler un en entier. Des milliers de moules identiques ont produit ces faces aux yeux caves, au rictus sardonique, qui diffèrent par un détail, un ornement de sucre coloré qui souligne le front, l'arcade sourcilière ou l'angle de la mâchoire. Des milliers de petites mains ont pressé un tube de colorant ici ou là, en motifs de dentelle ou fleuris. Des effigies de squelettes commencent à orner les porches des hôtels et des boutiques, les crânes en sucre blanchissent les étals des marchés et je n'ai pas encore trouvé de fil conducteur à mon travail sur la mort. Plutôt que d'errer en quête d'une piste, comme il serait plus simple d'orner des crânes en sucre en variant les motifs, sans débauche d'idées saugrenues, selon des possibilités réduites à la surface couverte par un pinceau délicat. À cet instant me revient le souvenir de la cigarette de Rafael, de son poignet si souple, dans son petit jardin où il me parlait de Malcolm Lowry. Les êtres indécis, dont je suis, s'obligent à de telles fidélités pour ne pas se décomposer, ainsi dois-je être fidèle au geste irrésistible de Rafael et à ses suggestions qui sont (du moins en ai-je toujours eu l'impression) des ordres déguisés.
   Oaxaca, prélude à Etla et à Copala ; Oaxaca, la ville du divorce et de la séparation selon Lowry. Je veux la connaître, y humer l'air des morts, assister aux préparatifs puis, à l'arrivée des touristes, filer en pays triqui pour le Jour des Morts proprement dite, manifestation que j'imagine plus primitive, là-bas, pauvre, un peu terne peut-être, à vrai dire je n'en sais strictement rien. Il te faudra un scénario, m'a dit Rafael, un personnage : rencontrer un témoin qui te prendra par la main. Les choses démarrent trop lentement. Mon impréparation est patente, ou plutôt : ma confusion. Comme si la mission initiale était court-circuitée par une influence occulte. Au lieu de filer, ouverte et fraîche, vers des impressions inconnues, je trimballe avec moi une morte nommée Natalia dont le souvenir s'accorde au déferlement, sur les étals du marché d'Oaxaca, des jolis crânes en sucre blanc, aux orbites rouges ou vertes.
   Je ne dors pas, cette nuit-là. La maison est calme, pourtant. Située rue de la Constitution, à la fois loin et proche des lieux touristiques, protégée de la circulation et du bruit. Vers six heures du matin, épuisée, tandis que le souvenir du vieil indien laconique et frissonnant du Zocalo me quitte peu à peu et que se lèvent les bruits de la ville — cloches de Santo Domingo, premières voitures et, à l'intérieur de la maison, une radio —, je pense à Rafael à l'aube, à son bras autour de mes hanches ou de mon buste, selon la manière dont nos corps ont glissé cette nuit-là, à sa respiration battant légèrement contre moi ; je pense à la gorge des grenouilles quand elles chantent, à la petite grenouille posée en ventouse entre mon corps et le sien.

 

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