Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
OÙ DISPARAÎTRE
PAR STÉPHANE LAMBERT

Giacometti ne travaille pas pour ses contemporains, ni pour les générations à venir : il fait des statues qui ravissent enfin les morts.
Jean Genet

Sculpter comme une avancée nocturne. Les mains sont des yeux qui opèrent dans la nuit, perçant l'obscurité. Prenez cette photo d'Alberto Giacometti, les yeux fermés (lourdes paupières abaissées, presque écrasées, au-dessus des poches sombres), les mains travaillant aveuglément la terre, guidées par la lumière tactile des doigts, l'information précise du creusement des reliefs. La création naît dans les ténèbres du regard. L'homme qui marche arrive de Dieu sait où, sans autre destination, ni repère. Dans une réalité vierge. Page blanche à peine entachée par les siècles. À la fois lointain et proche, il entraîne à sa suite la cohorte des créateurs, passés et à venir. Tous les Rembrandt, Goya, Van Gogh, Klee, Giacometti, le suivent, usés jusqu'à la moelle par le passage du temps, l'épreuve endurée de la fatigue, toutes les morts subies en devenir, broyés par le cours des années. Mouvement incessant, la figure imperturbable de l'homme qui marche continue de hanter l'illusion d'existence, d'habiter l'arrière-pays du monde. Sa fixité ancrée dans la verticalité de son socle le fait traverser indifféremment les époques, comme si l'espace, le non-lieu où il erre, avait remplacé le temps. Affranchie de son créateur, l'œuvre ne doit sa survie qu'à sa solitude sans limite. Totem arraché à la terre. Stèle filante parcourant la galaxie. Célébration d'une matérialité perdue. Le corps, pas un squelette malgré l'allure rachitique, est réduit à son infime carcasse immobilisée dans le silence de sa marche, débarrassé de la contrainte d'être vivant. Neutralité suprême. Superbe dépouillement. L'être est ramené à son ombre irréductible, à son souvenir coriace. Sa plus simple expression : un objet trônant dans le vide laissé comme un cratère fumant. Il n'y a plus de continent à découvrir. Il n'y a plus de terre. Nous n'avons jamais existé.
   Était-ce cette troublante prédiction que j'avais pressentie lors du choc vénitien de février 1995? J'avais vingt ans. Pour la première fois, je me rendais seul à Venise. J'errais comme une créature libérée, dans l'excitation de la cité qui se préparait à son carnaval. Etrangement, j'évitai, sans l'avoir préalablement décidé, les églises, et donc tout l'art local. Dans ma tête je professais naïvement une idée rilkéenne : une communauté faite d'intériorité est une communauté meilleure. Je n'avais d'yeux alors que pour l'art moderne, et j'avais planifié mon emploi du temps en fonction de ce goût unique. C'est dans ces circonstances que j'avais mis les pieds à la Fondation Guggenheim et que j'avais connu le premier grand émoi artistique de mon existence. Les quelques œuvres d'Alberto Giacometti exposées temporairement dans une petite aile du musée me ravirent instantanément. Leur absence d'apprêt me toucha en plein cœur. À ce moment précis, j'ai su — ô j'en avais bien sûr l'intuition — que ce qui fondait toute la misère de notre condition trouvait un répondant dans l'art. À ce moment très précis, un sentiment bien plus ample que la tristesse ou la mélancolie, quelque chose comme le ressort du désespoir, une sorte de bonheur, s'est animé en moi, et ce qui me semblait, à peine quelques secondes auparavant, si noir, si étrange, si terrifiant, n'eut plus aucune incidence sur l'humeur de ma pensée. Mon âme s'était apaisée. Les œuvres n'avaient certes aucun apprêt, mais elles disaient l'essentiel, et je ne puis exprimer combien leur pauvreté me réconforta. Elles s'adressaient à ce qu'il y avait de mort en moi, mais sans dessein mortifère, avec douceur, presque avec joie. Elles portaient en elles la grâce de la résurrection, elles témoignaient de nos vies reconduites, elles donnaient un sens à l'élan absurde qui se perpétuait de génération en génération. Le souffle, le souffle sacré désormais se conjuguerait à l'écriture — le monde serait meilleur. Je compris que ce qui entrait dans mon regard, les images qui infiltraient physiquement mon corps, continueraient de vivre sous ma peau, prolongeraient leur chemin dans les mots que produirait mon imaginaire comme une sécrétion organique. J'avais découvert le remède.
   Les yeux absorbent mystérieusement les objets pour les rendre à leur irréalité. À ce moment-là d'illumination, j'étais sûr que j'écrirais sur l'art, que j'écrirais un jour sur ces statues que j'avais devant les yeux, et, comme tout arrive un jour, ce jour est venu et ces statues n'ont pas quitté le lieu de leur errance. Elles restent solidement accrochées à ma mémoire avec la même intensité émotionnelle, avec la même idée fixe, marcher, les années sont passées sur elles comme si le temps n'avait aucune emprise sur la vitalité de leur marche — elles avancent invulnérablement à l'intérieur de l'espace. Le mince catalogue jaune et noir, si musicalement titré Le sculture di Giacometti dalle collezioni Guggenheim, témoigne chaque heure de l'actualité de ce passé — je le conserve précieusement à mes côtés. L'estampe de l'origine s'est effacée dans l'inconnu de la destination. La création avait synthétisé le corps. Éternel revenant. Isolé. Égaré entre monde et néant. Corps frêle et puissant. Géant ou minuscule. Une blessure rétroactive s'est ouverte. Car il n'y a pas d'autre origine à la beauté, disait Genet, que la blessure. Alors la beauté frappe comme un coup de fouet, elle ébranle mêmement l'âme et le corps. Alors la beauté est mortelle, mais d'une mortalité infinie. Au même âge que le mien, Giacometti arpentait Venise pour la première fois — et découvrait Tintoret. Saisissement d'un amour exclusif tel que celui que j'éprouvai aussitôt pour ses sculptures. J'ai passé tout le mois à courir à travers la ville, inquiet qu'il puisse y avoir une seule de ses toiles cachée quelque part dans un coin d'église ou ailleurs. Tintoret était pour moi une découverte merveilleuse, c'était un rideau ouvert sur un monde nouveau et qui était le reflet même du monde réel qui m'entourait. L'émotion, d'une intelligence redoutable, était celle-ci : l'artiste avait modifié la loi de la chronologie, une image de la réalité se décollait de la réalité pour habiter un temps à part, puis reprenait sa place au creux des vivants à n'importe quelle autre époque. Qu'y avait-il de plus miraculeux que le transport de l'art? Le sentiment a la peau dure, il ne s'efface à aucun prix.
   Des années plus tard, une grande exposition au Centre Pompidou tentait de recréer l'atmosphère créatrice de l'atelier légendaire de la rue Hippolyte Maindron. Une ambition un peu vaine malgré la présentation de pans de mur entiers arrachés de leur caverne originelle, — car on a toujours tort de vouloir restituer les à-côtés de l'art, on a toujours tort, là où l'œuvre suffit, est la seule interprète, de vouloir faire parler les meubles dont le mutisme est une loyauté vis-à-vis de l'intimité du maître. De la tanière, il ne reste qu'un chant arrêté, un chantier interrompu. Bric-à-brac sans nom. Faux témoignage. Le déballage offrait ainsi une simple occasion d'événement culturel qui me laissa quasiment de marbre. Les œuvres présentes, disséminées dans un espace glacial, eurent heureusement raison de mon indifférence et vinrent réveiller l'émoi. Oui, ce qu'il y avait de commun entre cet habitat précaire qui fut le sien pendant des décennies de labeur et ce qu'il y avait créé, c'étaient ces traces même de l'activité, et du dépit, du créateur que l'on retrouvait aussi bien dans l'état sauvage du lieu que dans la constante irrégularité des œuvres. Toute la brutalité du geste insatisfait fouillant toujours davantage la matière au point de la restreindre à sa plus misérable expression gravitait dans les salles de l'exposition comme des objets naufragés à la surface d'une mer redevenue calme. Ce que j'aimais, ce qui m'avait certainement bouleversé en février 1995 à Venise, c'était la beauté véridique de la composition. Rien n'avait été éliminé ou ajouté pour masquer le désordre du travail. Aucun apprêt. Le geste de l'artiste était imprimé sur l'œuvre comme l'érosion de l'eau sur la falaise. Alors la tentative de représentation échoue, rejoint l'usure qu'elle voulait vaincre. La création troue le réel dont elle s'inspire et s'enfonce quelque part dans l'indicible. Et je retrouvais avec plaisir cet attentat de l'art dans l'éboulis de plâtre, la rouille d'une tige métallique, la coloration brune d'œuvres désœuvrées. Ce que Giacometti tenait entre ses mains, c'étaient les vibrations inconfortables du monde auquel il appartenait.
   Monde en permanente éclosion/destruction. Le décollement est une déchirure. Le fragment, un tout. Et l'idée se recolle à ce qui circule ici-bas. Puis se détache à nouveau. Disparaît dans le secret des limbes. Renaît. Le sentiment rebondit. L'âge l'attaque à la gorge. Grand cri. Mugissement. Agonie. Petit cri d'avant silence. Bruissement des premiers pas de la mort. Avancée dans la nuit. L'art a la duplicité du jour qui s'endort. Depuis que la certitude d'écrire sur lui s'était imposée à moi, j'avais lu la trilogie de L'innommable de Beckett et je n'avais pu m'empêcher d'y voir un dédoublement littéraire du travail de Giacometti. L'interminable bavardage des personnages au rythme de leur démembrement (atteindre intimement l'apocalypse) équivalait à la traque éperdue des mains, le sauvetage inespéré d'une fraction du réel. Une œuvre est un déchet inépuisable, une source continue : la beauté dans le carnage. Toujours au bord de s'éteindre, toujours régénérée. Music : «La peinture est une pensée qui hésite et ne finit pas. Parfois c'est une pensée qui n'a même pas commencé.» L'immortalité n'est pas ailleurs. Elle est endormie au fond du corps ingrat. Et j'avais la preuve que mon instinct ne s'était pas trompé en rapprochant la radicalité ontologique de Beckett de celle de Giacometti. Le premier prétendait dès ses débuts littéraires : «L'œuvre d'art n'est ni créée ni choisie mais découverte, dévoilée, tirée des obscurités intérieures où elle préexiste chez l'artiste, en tant que loi de sa nature.» Alors que le second, d'après une anecdote rapportée par Leiris, affirmait qu'il se contenterait volontiers d'être un homme-tronc posé sur une cheminée, du moment qu'il pourrait encore discuter avec ses amis. La parole comme dernier résidu d'existence. Sacrés bavards!
   Et j'allais en finir dans cette exploration à travers les siècles et les œuvres de quelques artistes majeurs, aujourd'hui où il n'y avait plus aucun continent à découvrir sur cette planète saturée, par un chapitre sur un peintre-sculpteur pour qui le dessin était tout. En finir… Mais ce lien, ce va-et-vient, cette compréhension mutuelle, entre l'à-plat et le volume, n'était-il pas le début d'un achèvement impossible, autrement dit le moteur d'une spirale imperturbable. Le sculpteur allait donner une troisième dimension à l'image que le dessinateur s'activerait à effacer. Retour à la case initiale. Au départ, il n'y a rien. Ou si peu. Suffisamment en tout cas pour créer un monde et le voir disparaître.

 

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