Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






QUAND PIERRE LAROUSSE JUGEAIT
LA COMÉDIE HUMAINE

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Nous parlons volontiers de «grande œuvre» ou d'«œuvre majeure», avec le sentiment d'un large consensus, sans trop nous aviser que les termes sont forcément ambigus. Pantagruel et Gargantua sont aujourd'hui de grandes œuvres, ce qu'ils n'étaient nullement au XVIIe siècle. Quel est le statut d'André Chénier avant sa révélation par Henri de Latouche? Quant à Sainte-Beuve, il a manqué Baudelaire, mais croyait au génie de Béranger. Le statut de l'œuvre, lié à l'évolution des critères moraux, religieux, esthétiques, peut dépendre aussi du moment historique, voire de l'évolution personnelle du savant qui assure sa diffusion dans les milieux d'enseignement. Tout au long du XIXe siècle, Voltaire a été honni par les bien-pensants, unanimes à célébrer au contraire un XVIIe siècle chrétien et français, comme disait Faguet, contre un XVIIIe siècle cosmopolite et incroyant. Ainsi, en 1891, au temps du "Ralliement" et de l'encyclique Rerum novarum, c'est à Bossuet et à Boileau que Gustave Lanson, le père de l'histoire littéraire, consacre deux études. Mais en 1905, il signe un important article où il conseille de se tourner désormais vers le siècle des Lumières et, l'année suivante, publie un Voltaire. C'est qu'entre le Bossuet et le Voltaire, quinze années ont passé, qui ont vu l'affaire Dreyfus, la victoire du Bloc, la loi de séparation de l'Église et de l'État, et que Lanson s'est converti au radicalisme : la grandeur avait changé de camp.
   En fait, dans nombre de cas, l'œuvre ne naît pas grande, elle le devient. Peu à peu se constitue un panthéon littéraire où se rassemblent les «classiques», soit ceux qu'on étudie à l'école, censés faire partie du bagage de l'homme cultivé. La librairie même peut aider à la consécration. Jadis, c'était l'imposante série des «Grands écrivains de la France», aujourd'hui la Bibliothèque de la Pléiade qui, du moins pour le grand public, consacre les gloires. Avec, caractéristique de notre temps, un mouvement sensible d'accélération dans la consécration, puisque certains happy few y entrent de leur vivant même ou peu après leur disparition. À côté des auteurs canonisés de longue date — Dante, Shakespeare, Goethe, Molière, Rousseau ou Voltaire —, s'alignent des classiques de plus en plus récents — Montherlant, Giono, Sartre, Camus — ou des exclus d'hier, comme Sade ou Rétif. Ce qui ne signifie pas qu'ils soient lus : pour l'amateur, Rousseau se réduit aux Confessions et aux Rêveries, Voltaire à Candide, à Zadig et à quelques pages du Dictionnaire philosophique. Et qui lit Montherlant ou Roger Martin du Gard? Parallèlement à la culture classique de la «grande œuvre» s'élabore naturellement celle du goût personnel, indépendant du diktat des professeurs. Succès et consécration ne vont pas nécessairement de pair: vers 1845, l'auteur le plus lu n'est pas Balzac, mais Eugène Sue, et les contemporains de Zola n'étaient pas si nombreux à deviner dans Les Rougon-Macquart un futur «classique». Honoré de Balzac témoignait donc d'une belle confiance en soi, lorsqu'il écrivait à Mme Hanska, le 6 septembre 1845 : "Il n'y a encore que moi dont on puisse dire avec assurance, dans cette époque, que je serai dans les classiques."
   Balzac ne se doutait guère alors à quel point il était loin de compte et combien longue et difficile serait son accession à l'empyrée des classiques. Au cours des quelque vingt années qui suivirent sa mort, la discussion sur les mérites et les vices de son œuvre ne s'éteignit pas, ranimée d'ailleurs par les fréquentes rééditions et surtout par l'apparition de ceux qu'on tenait pour ses héritiers, les réalistes. Avant d'en venir à Pierre Larousse, il n'est pas inutile de se faire une idée de la réputation de La Comédie humaine entre 1830 et 1875.

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Sans doute a-t-il rencontré assez tôt des admirateurs parmi ses pairs. Hugo déjà, lors des funérailles au Père-Lachaise, le 21 août 1850, salue le prodigieux créateur et souligne avec clairvoyance l'unité profonde de ce que bien des critiques du temps ne voient encore que comme une agglomération de romans distincts : «Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine.» D'autres le précèdent et le suivent. À la fin du Salon de 1846, Baudelaire s'écrie avec emphase : "Car les héros de l'Iliade ne vont qu'à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, […] et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein!" Il est pour Banville, en 1852, "l'Homère d'aujourd'hui", pour Jules Vallès «l'Homère bourgeois» et Zola reprend, quatorze ans plus tard : "L'épopée moderne est créée en France. Elle a pour titre La Comédie humaine, et pour auteur Honoré de Balzac." (1) Mais semblable héroïsation n'est pas le fait de Flaubert, qui lui reproche de s'être trop peu soucié de l'Art : "C'est pour moi, dit-il (corr. Conard VII, 386) un immense bonhomme, mais de second ordre" – et Bouvard et Pécuchet penseront à peu près de même. Le 11 mai 1863, l'un de ces entretiens familiers qui animaient la table des Goncourt, donne une pittoresque idée des débats et des désaccords du temps :

La causerie touche à Balzac et s'y arrête. Sainte-Beuve attaque le grand romancier :
   – Balzac n'est pas vrai… C'est un homme de génie, si vous voulez, mais c'est un monstre!
   – Mais nous sommes tous des monstres, riposte Gautier. Alors, qui a peint ce temps-ci? où se retrouve notre société? dans quel livre? si Balzac ne l'a pas représentée?
   – C'est de l'imagination, de l'invention, crie aigrement Sainte-Beuve, j'ai connu cette rue de Langlade, ce n'était pas du tout comme ça.
   – Mais dans quels romans trouvez-vous la vérité? Est-ce dans les romans de Madame Sand?
   – Mon Dieu, fait Renan, qui est à côté de moi, je trouve beaucoup plus vraie Madame Sand que Balzac.
   – Pas possible, vraiment!
   – Oui, oui, chez elle les passions sont générales…
   – Et puis Balzac a un style! jette Sainte-Beuve, ça a l'air tordu, c'est un style cordé…

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Déjà les débuts avaient été difficiles. Les Chouans, en 1829, n'ont pas fait grand bruit et, l'année suivante, La Peau de chagrin a été saluée surtout par des amis du romancier, Jules Janin ou Philarète Chasles; en 1835, rares sont ceux qui jugent favorablement, dans Le Père Goriot, de la technique du retour des personnages, perçue comme une lassante répétition.
   Très tôt aussi se fait jour l'accusation — elle sera persistante — d'immoralité. En 1839, Jules Janin, dans la Revue de Paris, fait à Un grand homme de province à Paris des reproches qui semblerait s'adresser aux pires romans naturalistes:

M. de Balzac excelle dans ces sortes de descriptions fangeuses, le bois pourri, l'eau stagnante, le linge lavé dans les cuvettes, étendu sur des cordes, digne lessive des lieux vicieux; l'odeur horrible du moisi, de la chaufferette, du hareng saur, les causeries des marchands et des marchandes, la gent trotte-menu des filles de joie. […] En un mot, tout ce cynisme public des personnes et des choses, tout cela monte à la tête de l'écrivain. […] Rien ne lui échappe, pas une ride, pas une croûte gluante de cette lèpre immonde, c'est à faire soulever le c'ur, et, malgré toute la puissance que doit avoir un écrivain pour en arriver là, l'on se demande quels plaisirs peuvent donc trouver les lecteurs de M. de Balzac à ces affreux détails. (2)

Dans la Revue des deux mondes du 15 mars 1842, Gaschon de Molènes s'effare, à propos de la Physiologie du mariage et des Mémoires de deux jeunes mariées, du pessimisme, du matérialisme de Balzac, de son "immoralité pédante, érudite, presque inconnue aux gens du monde, celle que les goûts malsains des écoliers leur font déterrer au fond des traités de médecine". L'accusation est reprise en 1846 par le journaliste Hippolyte Castille, futur propagandiste de Napoléon III, qui fait de Balzac "le chantre du désespoir" et, de Rastignac à Ferragus, l'inventeur de personnages sans foi ni loi, propres à corrompre l'esprit des jeunes gens. Le thème revient le 1er février 1847 chez Hippolyte Babou dans La Revue Nouvelle, où il soutient, à propos de La Cousine Bette et du Cousin Pons, que Balzac n'excelle à camper que les caractères vicieux : "Et s'il en fallait une preuve tirée des Parents pauvres, je montrerais comment il vous a été impossible de fixer autour du front de Madame Hulot le nimbe mystique des saintes femmes. […] Au contraire, vous réussissez à merveille lorsque vous découvrez l'épaule de Valérie pour qu'elle pose en Dalila."(3) Balzac n'est donc ni chrétien ni moral.
   Si la réputation de Balzac décline vers 1846 en face du succès du roman-feuilleton, les accusations d'immoralité auront la vie dure. En novembre 1856, Armand de Pontmartin, royaliste et catholique, auteur de Causeries du samedi qui rivalisaient avec les Causeries du lundi de Sainte-Beuve, s'indigne, six ans après la mort du romancier, des "apothéoses insensées" de ses admirateurs. L'œuvre est scandaleuse, impure, vicieuse, obscène, dissolvante et délétère et son auteur a beau se retrancher derrière l'autorité de la religion, il est un pervertisseur redoutable, un empoisonneur public dont on ne saurait lire les ouvrages sans dégoût. La tirade est éloquente :

Cette réaction violente qui déifie aujourd'hui M. de Balzac n'est que le triomphe de tous les instincts sensuels, de toutes les mauvaises tendances de la littérature, se reconnaissant et se glorifiant dans un homme qui leur prête l'autorité de son talent et de son nom. […] Mort, il donne à tous ces petits bohèmes, à tous ces réalistes avortés qui pullulent et grouillent dans les bas-fonds de la littérature, l'ineffable joie d'avoir un ancêtre et de vanter, en l'exaltant, des qualités qu'ils auront peut-être un jour et des vices qu'ils ont déjà. […] Il prouve à leur profit qu'on peut se jouer froidement de tout sentiment moral, se complaire dans tout ce qui ravale et salit la nature humaine, caresser la matière dans toutes ses suggestions fangeuses, changer le monde et le roman qui le reflète en bourbier, en égout, et le fouiller sans cesse, et en aspirer les miasmes, et s'y plonger avec délices, et qu'on peut avec tout cela être un puissant inventeur et un conteur éminent; chose que ces messieurs ne seraient pas fâchés de persuader aux autres, ne fût-ce que pour y croire eux-mêmes, et dont on douterait toujours si l'on se bornait à leurs ouvrages. […] La foi en Balzac, le culte de Balzac, le fétichisme-Balzac, voilà, pour le moment, l'alpha et l'oméga de tout début littéraire.(4)

Avec moins de hargne, le philosophe spiritualiste Elme-Marie Caro dit de même en 1859, inquiet lui aussi du prestige croissant de La Comédie humaine. L'hostilité n'aura pas désarmé en 1876, à une date où l'engouement pour le réalisme et le naturalisme renforce les inquiétudes au sujet des rapports de la littérature et de la morale. Cette œuvre est, selon Gaston Feugère, à l'origine de toutes les décadences contemporaines : "Avec Balzac le roman est entré dans ces voies du réalisme brutal qui de chute en chute l'ont conduit à M. Flaubert, et de M. Flaubert à M. Zola – du trottoir au ruisseau, du ruisseau à l'égout. Peut-il descendre plus bas?"(5)

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D'autres, et non des moindres, prennent sa défense. En 1858, Hippolyte Taine — mais il est vrai qu'il fournira sa doctrine au naturalisme — admet qu'il y avait en Balzac une force vitale et sensuelle et que, comme Shakespeare, il a mis en scène des scélérats, mais l'art doit-il se plier aux impératifs de la morale? "La vie animale surabondait en lui. On l'a trop vu dans ses romans. Il y hasarde maint détail d'histoire secrète, non pas avec le sang-froid d'un physiologiste, mais avec les yeux allumés d'un gourmet et d'un gourmand qui, par une porte entrebâillée, savoure des yeux quelque lippée franche et friande. […] Souffrez dans l'un [Balzac] ce que vous souffrez dans l'autre [Shakespeare]. Nous ne sommes point ici dans la vie pratique et morale, mais dans la vie imaginaire et idéale. Leurs personnages sont des spectacles, non des modèles : la grandeur est toujours belle, même dans le malheur et dans le crime."(6) Louis Veuillot, le journaliste de L'Univers, légitimiste et catholique, exècre Balzac, mais Barbey d'Aurevilly, légitimiste et catholique, le donne pour "le premier homme littéraire du XIXe siècle" et le revendique pour la bonne cause : "Religieux, catholique, absolu d'idées comme tout penseur, Balzac est de cette grande école d'autorité qu'on rencontre à une certaine hauteur dans toutes les sciences et dans les œuvres humaines. Le catholicisme n'a besoin de personne, mais le catholicisme, nous osons le prévoir, réclamera un jour Balzac comme un de ses écrivains les plus dévoués car, en toute thèse, il conclut comme le catholicisme conclurait" (Le Pays, 25 mai 1854). Même jugement, en 1868, sous la plume de Théophile Gautier, ni catholique ni légitimiste, dans la préface rédigée pour La Comédie humaine : "Quoique mort, Balzac a pourtant encore des détracteurs; on jette à sa mémoire ce reproche banal d'immoralité, dernière injure de la médiocrité impuissante et jalouse, ou même de la pure bêtise. L'auteur de La Comédie humaine, non seulement n'est pas immoral, mais c'est même un moraliste austère. Monarchique et catholique, il défend l'autorité, exalte la religion, prêche le devoir, morigène la passion et n'admet le bonheur que dans le mariage et la famille."(7)
   Immoral ou conservateur? Pourquoi pas révolutionnaire et démocrate. Hugo encore était précurseur en 1850 : "À son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires." En 1870, Zola le donne pour "un démocrate inconscient", un "Juvénal moderne" qui avait peint d'avance les infamies du second Empire : "Balzac a été un voyant; il n'a fait que deviner la curée du coup d'État!" S'il n'aime guère ce qu'il nomme sa "fantasmagorie", l'aspect romantique de l'écrivain, Zola entend bien arracher Balzac à la royauté comme au catholicisme : "Voilà un homme qui a peut-être cru en mourant qu'il laissait un magnifique plaidoyer en faveur des rois et des prêtres. Et aujourd'hui […] nous n'y sentons plus souffler qu'un large souffle révolutionnaire." La lecture des Paysans ou du Médecin de campagne laisse sceptique sur l'attachement à une démocratie que Balzac appelait "médiocratie", mais l'auteur des Rougon-Macquart y insiste :

S'il est regrettable qu'un esprit de cette trempe n'ait pas travaillé franchement à la Révolution, il y a une grande consolation à penser qu'il était avec nous quand même. Sur son drapeau, où il a écrit : "Royauté, Catholicisme", nos enfants liront le mot : "République." Toute son œuvre est là pour crier : "Ne l'écoutez pas, il se ment à lui-même, il a travaillé pour l'avenir, il a raconté les premiers bégaiements de la démocratie universelle."(8)

C'est à travers ces contradictions que, peu à peu, Balzac accédera, vers la fin du siècle, à ce statut de «classique» qu'il avait lui-même revendiqué et que lui conférera officiellement, en 1906, le Balzac de Ferdinand Brunetière, le dernier livre du grand critique. En 1899, pour le centenaire de sa naissance, en 1900 pour le cinquantenaire de sa mort, les vieilles querelles resurgirent entre journaux catholiques et monarchistes et journaux républicains. Une statue avait été réclamée dès 1854 par Alexandre Dumas; celle de Falguière sera inaugurée en 1902. Quant à la plus fameuse, celle de Rodin, refusée en 1898, elle ne sera installée au carrefour Vavin qu'en 1939.

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Larousse ne fut pas le premier à faire figurer Balzac dans un dictionnaire : on découvre son nom, à partir de 1840, dans le Dictionnaire encyclopédique, le Dictionnaire de la conversation ou l'Encyclopédie catholique, mais aucun ne lui accorde beaucoup d'espace et aucun ne s'interdit non plus les jugements de valeur ni les appréciations morales ou religieuses. Nous sommes accoutumés à trouver dans les dictionnaires une information objective, neutre, aseptisée, sans nulle implication partisane. Notre actuel Petit Larousse prêche d'exemple : "Balzac (Honoré de), écrivain français, né à Tours, auteur de La Comédie humaine." Au-delà de sa brièveté et de sa concision, la formule atteint à l'idéal de sérénité et d'objectivité que nous exigeons des dictionnaires. Il n'en va pas de même au XIXe siècle, dont les compilations portent la trace des engagements idéologiques et politiques des rédacteurs. Voyez Voltaire. Dans l'Encyclopédie nouvelle du socialiste Pierre Leroux, il est "l'Antéchrist nécessaire"; dans l'Encyclopédie catholique de l'abbé Glaire, "un caractère méprisable… un philosophe pusillanime"; dans l'Encyclopédie du dix-neuvième siècle, "une des plus sinistres apparitions qui aient traversé le sommeil de la sagesse des peuples"; dans le Dictionnaire de la conversation, un naufrageur aux "bouffonneries scandaleuses"; dans le Dictionnaire des littératures du républicain Vapereau, "le souverain de son siècle". Combien plus rassurante et incolore l'entrée de notre Petit Larousse : "Voltaire (François-Marie Arouet dit), écrivain français, né à Paris…" Mais tel n'était pas l'esprit du Grand Dictionnaire universel du XIXe entrepris par Pierre Larousse, puissante nature qui n'entendait pas faire mystère de ses opinions, regrettait de n'avoir pu confier à Proudhon les articles "Dieu" et "Propriété" et dont certains collaborateurs — Alfred Deberle, François Pillon, Alfred Naquet, Louis Combes ou Jules Vallès — comptaient parmi les personnalités les plus «avancées» de son temps.

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Une carrière exemplaire. Pierre Larousse est né à Toucy, en Bourgogne, le 23 octobre 1817. Il était d'origine modeste : fils d'Edme-Athanase Larousse, charron-forgeron, et de Louise Guillemot, qui tenait l'auberge de la localité. Bon élève, il bénéficie, de 1834 à 1837, d'une bourse de l'école normale primaire de Versailles et revient, de 1837 à 1840, exercer les fonctions d'instituteur dans son village natal. Pédagogue de vocation, il rêve de révolutionner les méthodes d'enseignement, déplore la pauvreté et le conformisme des manuels, l'importance excessive accordée à la mémoire. Avide peut-être d'un lieu plus propice à ses expériences, en 1840, il gagne Paris, hante la bibliothèque Sainte-Geneviève et la Bibliothèque royale ou celle de l'Arsenal, entend, au Collège de France, les leçons de Michelet, Quinet et Mickiewicz, s'intéresse aux écrits de Lamennais et de Proudhon. Pour vivre, il corrige des copies, donne des leçons particulières, devient répétiteur et surveillant dans un internat privé en 1848 et le restera jusqu'en 1851.
   Il a commencé à publier des ouvrages pédagogiques appréciés – une Lexicologie des écoliers en 1849, un Traité élémentaire d'analyse grammaticale en 1851. L'année suivante, il s'est associé avec Augustin Boyer pour fonder une modeste maison d'édition. En 1856 paraît son Nouveau dictionnaire de la langue française, devenu en 1869 le Dictionnaire complet de la langue française, l'ancêtre de ce qu'on appellera, à partir de 1902, le Petit Larousse. Toujours passionné par les problèmes d'enseignement, il a lancé deux périodiques, L'École normale (1858-1865) et L'Émulation (1862-1864). Surtout, il a mis en chantier, à partir de 1860, son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, dont le premier fascicule est mis en vente, de manière confidentielle, le 27 décembre 1863, tandis que la Bibliographie de la France n'annonce la naissance officielle de l'ouvrage que le 12 mars 1864, un an après les premiers fascicules du Littré. Désormais, la carrière de Larousse se confond avec l'histoire des volumes régulièrement publiés. Au départ, il prévoyait des livraisons régulières qui devaient être réunies dans des fascicules de deux cents pages. À l'arrivée, l'ouvrage comptera 524 livraisons, rassemblées en quinze volumes, pour un total de plus de 20 700 pages. Le premier tome relié paraît en 1866, le dernier dix ans plus tard, après la mort de son auteur; un premier Supplément paraîtra en 1878, le second en 1890. Épuisé par un travail forcené, Pierre Larousse est atteint à trois reprises, en 1868, en 1871 et en décembre 1874, de congestion cérébrale. Celle de 1871 l'a frappé, à cinquante-deux ans, de paralysie au cerveau. Il meurt le 3 janvier 1875.(9)
   Dans cette existence vouée au travail, on n'a pas manqué d'insister, jusqu'à la légende, sur la précoce fringale de lecture de Larousse. Dans la préface du premier volume du Dictionnaire, on lit un extrait de la notice biographique établie par M. Lobet, rédacteur en chef de L'Yonne, et datant de l'été 1866. "Son enfance, dit le journaliste, a été des plus laborieuses, à peine a-t-il entrevu les jeux et les plaisirs du jeune âge. À quinze ans, toutes les idées recueillies dans les ouvrages de Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert, Montesquieu, fermentaient pêle-mêle dans sa tête, et déjà il entrevoyait confusément le plan de son travail encyclopédique" (I, lxxiv). À quinze ans, c'est peut-être un peu tôt, même si l'adolescent dévorait la littérature de colportage, mais on aime prêter au futur auteur d'une encyclopédie une boulimie intellectuelle annonciatrice de l'œuvre future. Comme les légendes s'embellissent avec le temps, la Bibliographie de la France, en 1967, lui attribuera plus de précocité encore : "Dès douze ans, sur la place de Toucy, il met sa joie à fureter parmi les volumes qu'offrent les hasards de la librairie ambulante. Il y rencontre, avec quel ébranlement d'esprit, ceux qui le détermineront, Voltaire, Rousseau, d'Alembert, Montesquieu, Diderot surtout, qui deviendra un modèle admiré, aimé jusqu'à l'identification intime."(10) Il n'est pas assuré que l'enfant ait trouvé les ouvrages de tels auteurs dans la hotte des colporteurs, mais vrai que Larousse sera l'admirateur déclaré d'un XVIIIe siècle qu'il nommait, comme Michelet, «le grand siècle». Il sera aussi, comme l'historien, un homme de la tradition de Voltaire et de la Révolution — "Le germe enfanté par 89, affirme sa préface, est impérissable" (I, lxxiv). Il sera surtout, en effet, à une époque où ce culte n'allait pas de soi, l'admirateur inconditionnel de Diderot.

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Dans la préface, à la fois modeste et orgueilleuse, du Grand Dictionnaire universel, Larousse passe en revue les auteurs d'encyclopédies et de dictionnaires qui l'ont précédé, distribuant sans détours louanges et critiques. En réalité, il n'entend se reconnaître que deux maîtres. Le premier est Pierre Bayle, champion du scepticisme et du libre examen, défenseur des droits de la raison, dont le doute systématique a ouvert "le grand chemin de la tolérance". Ainsi, le Dictionnaire historique et critique est une "œuvre de génie qui a marqué dans l'histoire de l'esprit humain", le terreau dans lequel s'est enraciné la pensée moderne, car "Voltaire a détruit, sapé; mais c'est Bayle qui a déblayé, éclairci la voie" (I, xviii-xix). Indépendance d'esprit, refus des sectes et des partis, honnêteté intellectuelle, ces qualités de Bayle, Larousse les revendique à son tour : "Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle regarde le Dictionnaire historique et critique comme un de ses plus glorieux ancêtres" (I, xxii).
   L'autre maître, de loin le plus prestigieux à ses yeux, est le codirecteur du Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, "plus généralement désigné, dit Larousse, par le simple titre d'Encyclopédie, comme Rome se nommait la Ville, Urbs; comme la révolution de 1789 se nomme la Révolution". D'emblée, le ton est celui d'un enthousiasme sans restrictions :

Salut à cette œuvre immortelle; découvrons-nous, inclinons-nous devant ce monument de l'esprit humain, comme nous le ferions au parvis du Parthénon, de Saint-Pierre de Rome ou de Notre-Dame de Paris. […] Qu'on nous pardonne ce naïf élan du cœur; mais, génie à part, notre infime personnalité va se reconnaître à chaque ligne, se retrouver dans chaque épisode de cet enfantement laborieux qu'on nomme l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, […] la première pierre d'un édifice que le temps pourra modifier ou perfectionner sans cesse, mais qui sera toujours pour son fondateur un titre incontestable à la reconnaissance de la postérité (I, xxiii).

Revendiquant son intrépidité, son indépendance morale et son exigence de tolérance, Larousse s'inscrit résolument dans le sillage de son prédécesseur, et rien ne dut lui faire plus de plaisir que la lettre du 20 avril 1864 où Victor Hugo le félicitait de "donner enfin à la magnifique encyclopédie de Diderot un pendant plus complet et plus grandiose encore".
   Si les principaux penseurs et écrivains des Lumières — Montesquieu, Rousseau, Voltaire — sont bien représentés dans le Grand Dictionnaire, c'est Diderot qui y occupe le plus de place. L'article qui lui est consacré, en y incluant les divers extraits de critiques cités à titre de témoignages, mais non les multiples entrées consacrées aux œuvres, ne compte pas moins de 35 colonnes, soit 4 200 lignes, contre 16 colonnes ou 1 920 lignes à Rousseau et 13 colonnes ou 1 560 lignes à Voltaire.

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Expressément inscrit dans le sillage de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, le Grand Dictionnaire se voulait, comme son illustre modèle, un ouvrage destiné à "changer la manière commune de penser". Il se donnait donc pour largement encyclopédique, vaste répertoire des connaissances humaines, et non simple outil lexicologique. Il s'avouait aussi, comme son auteur qui ne dissimulait pas ses sympathies démocratiques et républicaines ni son admiration pour Comte et Proudhon, nettement engagé. Aussi l'œuvre n'a-t-elle nullement le ton impartial, objectif, de nos dictionnaires modernes. Une idéologie militante s'y manifeste d'un bout à l'autre, parfois, comme chez Diderot, dans un jeu subtil de renvois et de digressions, en particulier dans les articles concernant l'histoire, la politique ou la morale, au point qu'on a pu la considérer comme l'une des matrices de la vulgarisation républicaine à la fin du siècle.(11) Libre penseur, mis à l'Index pour son Dictionnaire en 1873, sympathique aux Communards, enthousiaste de la République et de 89, il entendait bien faire de son ouvrage, non seulement un monument d'érudition, mais aussi un fer de lance de la pensée éclairée de son temps.
   Ferme sur ses positions en politique ou en morale, il l'est aussi en littérature — et les lettres occupent, dans le Dictionnaire, une place importante, surtout les lettres classiques et celles du XVIIIe siècle, dont il est un fervent admirateur. Inconditionnel de Diderot, qu'il donne pour le père de la pensée moderne et l'initiateur de la Révolution, il sait s'attarder aussi sur Marot ou La Fontaine, sur Shakespeare ou Dostoïevsky, sur Baudelaire ou Flaubert et des notices seront consacrées à des auteurs tout contemporains, tels Vallès, Verlaine ou Zola. Au premier chef, il tient son entreprise pour un formidable instrument de vulgarisation du savoir et de la culture, sans s'interdire pour autant les jugements de valeur ou les interventions franchement polémiques.
   À vrai dire, les opinions de cet homme qui croyait au progrès et se voulait détaché des préjugés ne sont pas toujours exemptes d'un moralisme un peu étroit. Comme l'un de ses maîtres à penser, Proudhon, il lui arrive de se faire moraliste, et même moralisant, passablement puritain, partisan certes d'une morale laïque, mais plutôt traditionnelle. Il est louable sans doute d'insérer un article sur Baudelaire, rédigé le 1er mai 1866, à un moment où le bruit se répand que le poète — qui ne mourra que le 31 juillet 1867 — est «à l'agonie», mais il se réfère, pour l'apprécier, au catholique Armand de Pontmartin qui s'épouvantait des scandaleuses Fleurs du mal et, dans sa conclusion, le Dictionnaire souhaite vertueusement voir Baudelaire retrouver la santé pour racheter ses errements : "Espérons […] que le poète complétera, corrigera son œuvre: le ciel n'a pas voulu qu'il meure, et le repentir poétique est désormais pour lui une dette d'honneur" (II, 384). C'est d'un point de vue somme toute assez semblable que Larousse prétendra éclairer Balzac et La Comédie humaine. S'il n'est pas assuré que l'ensemble des textes qui leur sont consacrés sont bien de la plume de Larousse lui-même, il faut se souvenir que les témoignages concordent pour lui reconnaître la paternité ou au moins la relecture rigoureuse de tous les articles susceptibles de véhiculer un contenu philosophique ou idéologique.(12) Du reste, l'exactitude de l'attribution compte moins, dans le cas du Dictionnaire, que le message qu'il souhaitait délivrer, l'influence qu'il espérait avoir: dans ce sens, Larousse entendait bien assumer l'ensemble de son entreprise.

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Au moment de présenter La Comédie humaine (IV, 689-690), Larousse croit bon de s'entourer de précautions et de prendre à témoin les autorités. Que dire de cette œuvre, sinon ce que disait Victor Hugo aux funérailles de l'auteur de ce «livre; livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir […] toute notre civilisation contemporaine»? Patronage illustre, qui n'empêche pas de se poser des questions à propos de ce monument inachevé, dont les défauts n'impressionnent pas moins que les proportions. On peut s'interroger, par exemple, sur l'opportunité de la fameuse trouvaille des personnages reparaissants, qui ôte à la narration l'attrait de l'imprévu et dont la profusion finit par porter la confusion dans l'esprit d'un lecteur supposé enregistrer la biographie de centaines de figures principales ou secondaires. Du moins faut-il rappeler, à la décharge de Balzac, qu'il prétendait donner La Comédie pour un seul roman aux multiples chapitres. Autre problème, de plus de poids : "En présence de cette œuvre colossale n'y a-t-il pas une autre question à aborder, question capitale qui prime toutes les autres? Sommes-nous en face d'un simple romancier, et de cette œuvre ne se dégage-t-il pas une moralité qu'il importe de fixer?" Aux yeux de Larousse, la finalité d'un art n'importe pas moins que ses procédés. Quel objet s'est proposé le romancier? Telle est l'interrogation essentielle au seuil de toute création littéraire, surtout lorsqu'il s'agit d'un ensemble "au titre écrasant" qui a l'ambition de peindre la société entière. Comédie ou tragédie? Car "pas un recoin n'a échappé à ses recherches minutieuses; il a promené son lecteur du boudoir de la duchesse au taudis du bandit; il n'a oublié ni une infamie ni une lâcheté; il a arraché les masques de tous ces visages blêmes, effarés, hideux". On comprend donc que nombre de critiques, consciencieusement cités, aient donné de l'œuvre une appréciation défavorable, s'indignant, au nom de la morale et de la religion, de la peinture de vices odieux et de l'image poussée au noir de l'ordre social. Le Dictionnaire recourt donc à de longues citations de Sainte-Beuve, dont il loue la critique "éclairée autant qu'impartiale", puis aux jugements de Charles Labitte, de Pontmartin ou d'Alfred Nettement. Or selon ce dernier, si Balzac se propose en effet de peindre son temps, c'est sans aucune intention morale, en anatomiste qui "enfonce sans émotion son scalpel pour mettre en lumière les désordres organiques du cadavre". Lorsque Larousse intervient pour conclure, c'est en portant un jugement qui sera à maintes reprises contredit dans diverses rubriques du Dictionnaire :

N'est-ce donc pas obéir à une conviction nettement arrêtée, avoir un but moral que de fouiller dans les chairs mortes et corrompues, que d'arracher les masques? […] Balzac venait à une époque où tous les problèmes sociaux étaient abordés, il ne pouvait rester indifférent à cette lutte suprême; il ne s'est pas occupé de résoudre dogmatiquement les questions qui s'imposaient à l'esprit, mais il a montré les progrès du mal, il a fait connaître l'avarice, la lâcheté, la bassesse humaine. […] Balzac a été un anatomiste sans pitié, […] mais c'est là, à nos yeux, son véritable titre de gloire. […] Qui donc, après avoir lu ces pages si puissantes et si vraies, ne rejettera loin de son âme les infamies de chaque jour, ces lâchetés sans cesse renaissantes? Qui de nous aspirerait à jouer un rôle dans cette orgie? […] Pour les esprits sains, vigoureux, cette lecture produit l'effet de l'ilote ivre sur le jeune Spartiate : elle dégoûte et éloigne du vice. […] À chaque page, à chaque ligne on découvre le but moral de l'auteur.. […] Ne convient-il pas de déchirer tous les voiles et de montrer dans toute sa laideur et sa honte ce corps pourri où rien de ce qui est honnête et grand n'existe plus? […] La Comédie humaine est plus qu'un roman; c'est, avant tout, une œuvre dont la portée sociale ne peut échapper à aucun esprit sérieux.

Là, conclut Larousse, est le point capital : l'écrivain s'est-il complu dans la description de toutes les bassesses humaines ou ses tableaux se proposaient-ils d'instruire? Ces considérations générales posées, le Dictionnaire renvoie, selon les subdivisions proposées par Balzac lui-même, à l'analyse des différentes Scènes où se verront regroupés les romans.

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Pour l'analyse, le critique s'en tient toujours à la même démarche, énumérant les romans, puis en retenant quelques-uns comme particulièrement représentatifs des Scènes traitées. Même en faisant la part des résumés, souvent détaillés, et des citations de divers critiques appelés à la barre des témoins à charge ou à décharge, l'ensemble est imposant, puisque la présentation n'exige pas moins de quinze colonnes, soit plus de dix-huit cents lignes (XIV, 326-330).
   L'examen des Scènes de la vie privée fait un sort privilégié aux nouvelles, aux textes courts, où Larousse se plaît à découvrir le meilleur du talent de Balzac. Divers récits — Pierre Grassou, Le Colonel Chabert, Un début dans la vie, La Grenadière ou La Grande Bretèche — font l'objet de résumés précis, manifestement sympathiques, mais n'appellent aucun commentaire. D'autres sont simplement cités, dans la seule intention d'offrir une liste complète.
   Si La Femme abandonnée et La Grenadière sont données pour "deux nouvelles qui touchent à la perfection", cinq œuvres seulement appellent des remarques plus développées. La Femme de trente ans est l'œuvre qui a conquis à Balzac son fidèle public féminin. Son analyse fait de lui le maître du «roman intime», comme disait Sainte-Beuve, et le spécialiste de la psychologie féminine : "Il s'est introduit auprès du sexe sur le pied d'un consolateur, d'un confident; il s'est adressé aux femmes sous l'aspect d'un confesseur quelque peu médecin." Gobseck est admiré sans réserves pour l'authenticité du portrait et la trouvaille onomastique : "Cela pince, cela mord, déchire, coupe, taille, rogne en pleine chair dans le débiteur. Gobseck! il n'y a qu'un usurier qui puisse s'appeler de ce nom-là!" On est malheureusement loin de compte avec d'autres romans. Modeste Mignon compte parmi «les moins réussis." L'intrigue est confuse, incroyable, le personnage manque de vérité : "Tout est fantastique ou tout au moins invraisemblable. […] Et tout cela est raconté dans un langage plein d'afféterie et de préciosité, de poésie nuageuse et entortillée qui rend l'action encore plus inintelligible." La Maison du Chat-qui-pelote a des détails charmants, mais pèche par des minuties inutiles, la complaisance dans l'analyse, la manie de Balzac de se servir "à l'excès du gros bout de la lorgnette". Même sévérité à l'égard des Mémoires de deux jeunes mariées, médiocre application des principes de la Physiologie du mariage. Où diable ces pensionnaires à peine sorties du couvent ont-elles puisé "cette science de la vie"? Selon Larousse, un récit décevant, qui se ramène à une banale quête du bonheur, à condition d'en retrancher "les réflexions cyniques, les interprétations flétrissantes, les faux systèmes". Le critique, c'est manifeste, n'a vu que verbiage là où Balzac développait ses thèses sur l'individualisme destructeur et le rôle de la famille.
   Les Scènes de la vie de province ne sont pas, sauf exceptions, appréciées beaucoup plus favorablement. Eugénie Grandet , "presque" un chef-d'œuvre, est une histoire touchante qui vaut surtout par l'inoubliable portrait de l'avare, "un des types les plus complets qu'ait créés Balzac". Ursule Mirouët déçoit, La Muse du département ou Le Cabinet des antiques sont à peine mentionnés. Les Illusions perdues renferment, avec Ève, "un de ces caractères de femme que l'auteur excelle à peindre", douce et dévouée, mais valent surtout par l'évocation des débuts littéraires de Lucien de Rubempré et de la corruption des milieux de la presse. La sympathie de Larousse va particulièrement à ce roman, aujourd'hui moins lu, Le Curé de Tours, dont il apprécie l'atmosphère feutrée et les caractères bien tracés. En revanche, Le Lys dans la vallée, œuvre composite aux tendances inconciliables, ne s'attire guère que des critiques: une langue entachée d'afféterie, encombrée de néologismes ou de patois, qui rappelle celle des précieuses ridicules du temps de Balzac. En somme, "quelques vérités et beaucoup d'invraisemblances, voilà le bilan". Balzac y fait la preuve de ses contradictions internes entre matérialisme et spiritualisme en composant «un incroyable mélange de prétentions ascétiques et d'instincts matériels». Ces Scènes sont pourtant celles qui, selon le critique, constituent "le plus beau fleuron de la couronne de Balzac", dans la mesure où l'écrivain s'y révèle artiste du détail authentique, pour une fois bien éloigné de ses prétentions à la démesure ou de sa propension au sordide : "Là surtout se trouvent ces tableaux d'intérieur à la manière flamande qu'il excelle à peindre; c'est là qu'on rencontre quelquefois ces petites créations délicieuses qui forment un ensemble complet, sans lacunes ni superfétations, sans sécheresse ni mollesse, simples et vraies dans la forme et dans le fond, et qui touchent à la perfection."
   Dans les Scènes de la vie parisienne, Larousse se déclare enchanté des Splendeurs et misères des courtisanes, où Balzac se montre à l'aise dans des peintures "que personne avant lui n'avait osé aborder". Ici l'univers du bagne et de la prostitution côtoie celui de la haute société dans un "drame hideux et terrible". En face du monde des filles, des assassins et des voleurs, le romancier esquisse celui de la justice et de la police : "C'est l'antagonisme de ces gens qui se cherchent et qui s'évitent réciproquement dans la société, c'est ce duel immense et éminemment dramatique que Balzac a reproduit." Le réaliste a dévoilé les plaies honteuses de l'ordre social, l'ignominie de toutes les classes, mais on lui en a voulu de son audace, puisque "c'est à sa création de Vautrin que Balzac dut de se voir fermer les portes de l'Académie". Si Paris est sans doute le lieu de tous les possibles, les trois récits de l'Histoire des treize pèchent cependant par l'outrance et l'invraisemblable, débouchent "sur un surnaturel cher à Balzac", fait de complications exagérées et peu crédibles. Heureux encore quand le romancier ne s'abandonne pas, comme dans La Fille aux yeux d'or, à son "imagination licencieuse" et au plaisir, renouvelé dans Sarrasine, d'ébahir le lecteur par un "cynique récit" qui conserve tout au plus le mérite de l'analyse impitoyable des perversions humaines. Encore convient-il de s'interroger sur le droit du romancier à aborder des sujets qu'il convient de laisser dans l'ombre ou de reléguer dans les traités spécialisés. La perversion évoquée dans ces romans, l'homosexualité, est réservée aux ouvrages médicaux. Le terme n'apparaît pas dans le Dictionnaire, mais un jugement sévère se lit à l'article "Pédérastie", "vice infâme… infâme turpitude" qui donne la mesure de la corruption morale des Grecs, des Romains, des Hindous et qui se retrouve — rappel de l'anticléricalisme de Larousse —, "dans une classe d'hommes qui ont fait vœu de chasteté". Balzac n'a pas reculé devant l'évocation de "pareilles laideurs" dont on peut se demander si elles ressortissent à l'art : "Dans La Fille aux yeux d'or et Sarrasine, Balzac rappelle ces médecins qui n'ont pas de plus grand plaisir que la découverte d'une maladie étrange ou perdue. […] Si on peut lui faire un reproche, ce n'est pas d'avoir étalé le cynisme du dévergondé, c'est de n'avoir pas reculé devant la brutalité du savant."

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Deux romans lassent la bonne volonté du critique. La Maison Nucingen introduit dans les mystères de la haute banque, mais il faut être procureur ou huissier pour y voir clair, comme il faut être négociant et procédurier pour prendre plaisir à César Birotteau. La Cousine Bette et Le Cousin Pons comptent au contraire parmi les "études les plus complètes et les plus vraies de l'auteur". Admirablement observés dans leur monomanie destructrice, les personnages ont du relief, mais cette qualité est refusée au Père Goriot, qui rappelle le Roi Lear de Shakespeare sans en avoir la profondeur et la vérité humaine. Des maris infidèles, des femmes qui se ruinent pour leurs amants, un père qui se laisse piller sans cesser d'idolâtrer ses filles indignes, un forçat prêcheur et dogmatisant qui enseigne la logique du bagne et autour d'eux, "une collection de niais et d'égoïstes, une petite exhibition de la Béotie parisienne". Une fois de plus, Balzac force la note, accentue jusqu'à l'invraisemblance sa peinture au bitume, alors que Shakespeare a su donner au père une véritable grandeur et préserver au moins la tendresse d'une fille dévouée : "Balzac, lui, dans un sujet analogue, n'a rien accordé à l'honneur de la paternité. Le père Goriot n'a point d'Antigone qui le console, point de colère qui le venge." C'est l'avis qu'exprimait Saint-Marc Girardin en 1836 dans un article repris en 1843 dans son Cours de littérature dramatique. Non pas que Larousse se fasse une règle de condamner le réalisme — quoique cette école ait le tort de se délecter surtout des laideurs et des vulgarités, de la grisaille et de la monotonie du quotidien —, car tout éclairage contribue à la connaissance de l'humain. Cette minutie, cette analyse au microscope, on peut les passer à l'écrivain : "Quand Balzac, celui qui peut passer à bon droit pour le chef des réalistes contemporains, fouille patiemment et minutieusement un caractère; quand il nous fait comprendre un homme en nous le traduisant tout entier, habitudes, costume, langage, attitudes; qu'il ne nous fait grâce ni d'un tic, ni d'une verrue, il est dans son droit; du moment, ce que personne ne conteste, que l'homme, quel qu'il soit, est un objet digne d'étude, rien n'est inutile de ce qui peut faire connaître cet homme à fond" (XIII, 755). Mais l'artiste a-t-il le droit de n'observer que ce qui est vil ou criminel, de ne faire un sort qu'à ce qui dégrade l'homme? C'est bien là ce qui distingue le "réalisme" balzacien de celui, infiniment plus riche, de Goethe ou surtout de Shakespeare, à qui on a voulu le comparer. L'œuvre véritablement grande n'exclut pas l'évocation du réel, mais pas davantage l'élévation. Goethe a pu montrer dans Werther, "sa Charlotte aux mains rouges, si active à beurrer des tartines et à faire des confitures" sans trivialiser le sentiment amoureux et Shakespeare mettre en scène des personnages vulgaires :

Chez les grands créateurs, comme Shakespeare et Goethe, le réalisme n'exclut pas du tout l'idéalisation. Shakespeare fait converser en langage trivial les savetiers et les charretiers de Rome, avant de faire entrer en scène Brutus, Antoine et César; il place des calembours et des quolibets grossiers dans la bouche des croque-morts et des musiciens qui entourent le cercueil de Juliette, mais cela n'empêche pas ses types historiques ou fantaisistes, Antoine et César, Roméo, Juliette, d'être de pures idéalisations; il rend par ce mélange les aspects complexes de la vie (art. "Réalisme").

Rien de semblable chez l'auteur de La Comédie humaine, qu'on dirait sensible seulement aux aspects les plus laids, les plus décourageants de l'humanité et de la société, à moins qu'il ne verse dans l'invraisemblable angélisme du Lys ou le mysticisme éthéré de Séraphîta.

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Les autres grandes rubriques de La Comédie humaine retiennent peu l'attention. Des Scènes de la vie politique, Larousse ne retient, en se bornant à les résumer, qu'Une ténébreuse affaire et Madame de La Chanterie. Progressiste, le critique se dit excédé par les opinions du romancier : "Balzac avait en politique les idées les plus arriérées." Guère d'intérêt pour les Scènes — il est vrai, peu nombreuses — de la vie militaire. Avec Une passion dans le désert, un récit sur lequel il vaut mieux jeter un voile, Balzac s'est laissé aller, comme dans La Fille aux yeux d'or, à son goût malsain pour "les passions inhumaines, hors nature". Quant aux Chouans, même si Larousse admire la personnalité de Marie de Verneuil et la description des sauvages mœurs bretonnes, ils se voient expédiés en quelques lignes comme une imitation trop visible de Cooper, de Scott et des Espagnols en Danemark de Mérimée. Plus rapide encore, la revue des Scènes de la vie de campagne. Elles se composent de faux romans, encombrés de discussions interminables et de "contes sur l'économie politique". Tout au plus retiendra-t-on du Médecin de campagne quelques belles descriptions, l'épisode des funérailles d'un fermier ou la légende napoléonienne narrée par un vieux soldat. Encore ces pages ne suffisent-elles pas à en faire passer tant d'autres, "fastidieuses, descriptions sans intérêt, plaisanteries lourdes, discussions sans profondeur et sans portée". Le Curé de village est de la même encre, mais au moins est-il sauvé par le portrait de Véronique, "un de ces types que Balzac créait avec amour et qui ne périront pas". Quant aux Paysans, le tour en est bientôt fait : "C'est une des moins heureuses compositions de l'auteur. Il y a mis plus de fiel, de haine personnelle que d'observation rigoureuse et philosophique." Balzac, c'est clair, livre ici le fond de sa pensée sociale et politique, brutalement réactionnaire et nostalgique de l'absolutisme : "Les prolétaires, selon lui, n'étaient-ils pas les mineurs d'une nation qu'on devait depuis toujours conserver en tutelle et abrutir par tous les moyens possibles afin de leur faire supporter plus doucement leur misère? Les Paysans sont une des taches dont malheureusement l'œuvre de Balzac n'est pas exempt."
   Larousse ne montrera pas davantage d'indulgence pour les Études philosophiques (VII, 1084-1085), auxquelles il consacre pourtant près de trois colonnes. Il témoigne quelque indulgence pour Le Chef-d'œuvre inconnu, bref récit où Balzac a su atteindre à un resserrement dont il est habituellement incapable. Sympathie encore pour La Recherche de l'absolu, tableau bouleversant d'une monomanie destructrice : "À travers des circonstances fabuleuses et injustifiables, cette histoire a beaucoup de mouvement, de l'intérêt. […] On est ému enfin, entraîné, on se penche malgré soi vers ce gouffre inassouvi." Mais la sévérité retrouve ses droits à propos de Louis Lambert et de Séraphita, encombrés de dissertations nébuleuses, de théories scientifiques controuvées, d'une métaphysique absconse puisée chez Swedenborg : "Voilà les féeries auxquelles aboutit le génie de Balzac. Pour les exprimer, il abuse du roman, comme Shakespeare du drame, lui imposant plus qu'il ne peut porter. […] Balzac, opprimé par un surcroît de théories, mettait en romans une politique, une psychologie, une métaphysique, et tous les enfants légitimes ou adultérins de la philosophie." Balzac n'aura pas plus de chance avec La Peau de chagrin, inspirée d'Hoffmann, dont le début est attachant mais qui se perd bientôt "dans le fantasque et l'orgiaque". Encore une fois, çà et là de belles pages, mais un peu partout "de l'exagération et du clinquant". La conclusion de Larousse sur les Études manque pour le moins de chaleur. Romancier, Balzac s'est prétendu philosophe et a alourdi sa création, surchargé son œuvre de théories sans intérêt, en oubliant la règle essentielle de la création romanesque : "En résumé, les Études philosophiques puisent surtout leur valeur en ce qu'elles présentent le faisceau des vues d'ensemble de l'auteur, et que, sans philosophie, le savant n'est qu'un manœuvre, et l'artiste qu'un amuseur. On a vu ce qu'étaient la philosophie, la politique, la physiologie, la psychologie, la métaphysique de Balzac : un roman; et nous ne reviendrons pas sur les critiques que nous avons eu l'occasion de semer çà et là dans cet article; mais nous répéterons, avec M. Taine, qu'un cerisier doit porter des cerises, un théoricien des théories, et un romancier des romans."

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Une telle conception de La Comédie humaine se révèle passablement restrictive et, en conséquence, peu de romans trouvent grâce aux yeux de Larousse. L'impression de dévaluation de l'œuvre se renforce à la lecture de l'article "Balzac" (II, 136-140), paru en 1867, dont les dix-neuf colonnes sont le plus souvent peu amènes à l'égard du romancier. Huit de ces colonnes sont réservées aux opinions de divers critiques — Lamartine, Léon Gozlan, Taine, Sainte-Beuve, Jules Janin, Nerval, Gautier, Hugo, Pontmartin, Arsène Houssaye ou Louis Ulbach — dont les éloges s'accompagnent parfois de réserves sévères. L'heure n'est-elle pas venue de mettre les choses au point pour l'honnête usager du Dictionnaire? Que faut-il enfin penser de Balzac considéré dans sa personne et dans son œuvre? "Suivant ses dévots, Balzac n'est pas seulement le plus grand écrivain du siècle, c'est aussi le plus profond des penseurs et des philosophes, le plus sublime des génies, et, pour parler la langue emphatique de ces enthousiastes, le colosse de la littérature contemporaine. Nous ne savons quel idolâtre ou quel compère l'a ridiculement nommé le Christ de l'art moderne." Tenons donc ici "une juste mesure".
   Cette juste mesure ne devait pas donner de l'auteur d'Eugénie Grandet une idée trop flatteuse. L'homme est passablement malmené et sa carrière ramenée à celle d'un arriviste vaniteux. Qui ne connaît les prétentions de Balzac à la particule, sa sotte manie de "blasonner son nom"? On nous rebat les oreilles de ses débuts difficiles, des privations souffertes dans la mansarde de la rue Lesdiguières. Soit, mais tant d'autres ont connu semblables difficultés au nom de l'art, quand Balzac n'a jamais souhaité que "la fortune et la renommée". Sa fatuité et sa soif de gloriole le conduisaient à faire lui-même de ses ouvrages, sous l'anonymat, une "réclame hyperbolique". Même ses pseudonymes de débutant — Lord R'Hoone ou Horace de Saint-Aubin — affichaient une assez sotte prétention à se décrasser de sa roture et à se parer d'une distinction à laquelle personne n'a jamais cru. En réaction contre le "fétichisme" de ses inconditionnels, le critique avertit qu'il n'hésitera pas à choquer les thuriféraires de l'écrivain en refusant de "s'incliner devant l'idole aussi bas que l'exigent ses fanatiques admirateurs".
   Sa fécondité? Elle était moins le produit du génie que d'un constant travail de remaniement dont témoignait la surcharge de ses épreuves d'imprimerie, terreur des typographes : "Des enfantements aussi laborieux indiquent sans doute un grand amour de la perfection; mais ils trahissent en même temps les efforts pénibles d'un auteur, obligé d'arracher par lambeaux les idées de son esprit." Après ses illisibles essais de jeunesse, Les Chouans montrent sans doute du pittoresque, mais dans le sillage de Walter Scott, et Sur Catherine de Médicis est un autre "roman historique […] que personne n'a jamais lu" — et pas davantage, semble-t-il, Larousse lui-même. Balzac n'a commencé à sortir de son obscurité qu'avec la Physiologie du mariage. C'était, commente Larousse,

… un livre de saveur mordante et graveleuse, qui contenait juste assez d'esprit pour faire passer beaucoup de cynisme et de corruption, […] sorte de macédoine où il rajeunit un sujet usé, et d'où la morale est exclue dès le titre. […] Certains détails choquants et grossiers font trop souvent penser à Rétif de la Bretonne et à son Pornographe.

Suivit La Peau de chagrin, un livre pour lequel Balzac se livra sans vergogne à une publicité tapageuse en se comparant "modestement aux plus grands génies de l'histoire littéraire", alors qu'on n'y découvre guère, le recul aidant, que "des boursouflures de lyrisme, des obscurités prétentieusement philosophiques, des banalités déclamatoires et des affectations d'immoralité". Sa production demeure certes peu commune, mais quels textes survivront? Tout au plus La Femme abandonnée, La Femme de trente ans, La Grenadière, Les Célibataires, Le Lys, La Vieille fille et Eugénie Grandet : "Ces nouvelles, qui fondèrent sa réputation, la soutiendront dans l'avenir, quand ses grandes compositions seront oubliées."

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L'artiste, poursuit Larousse, est loin de mériter les éloges dithyrambiques qu'on lui a décernés. Peintre de mœurs, sans doute, doué du sens de l'observation et capable de portraits. Maître aussi dans l'art de la description : il sait donner vie à une allée de jardin, à un intérieur bourgeois et à un antre de célibataire, à une auberge ou un hôtel garni, intéresser à un ameublement, voire à une tenture fanée, mais ses qualités, exagérées, forcées, se muent bientôt en défauts. Balzac s'attarde aux "infiniment petits", aux "excès descriptifs les plus fatigants". On goûte les descriptions d'Eugénie Grandet, mais dans Béatrix elles virent à la prolixité, "le coloriste se transforme en commissaire-priseur". Avec le temps, les faiblesses de Balzac s'accentuent et le voilà bientôt versant dans la vulgarité, attentif à "reproduire les [détails] les plus puérils et les plus choquants, parfois même les plus repoussants". Au-delà de l'auteur de La Comédie humaine, Larousse vise l'ensemble d'une esthétique : "Nous savons que l'école réaliste, dans ses affectations d'observation minutieuse et photographique, prétend retrouver l'homme, son caractère et ses passions, dans un geste, une intonation de voix, un n'ud de cravate, une mèche de cheveux, un pli de l'orteil, et mille autres misères qui sont le plus souvent des accidents du hasard." Balzac lui-même n'avait-il pas la ridicule prétention de faire admirer son nez à David d'Angers, et encore "un nez fort laid, plus que vulgaire, carré du bout, […] un vrai nez de fantoche et de grotesque"? En somme, le principe même est faux, car l'apparence ne révèle pas l'être profond. Balzac n'en était-il pas la vivante démonstration? Car enfin, oubliez l'éclat insolite de ses yeux et que reste-t-il? "La trogne vulgaire d'un moine ou d'un chantre. Et cette pose théâtrale, et ce costume de moine, et ce ventre rabelaisien, et tous ces indices de sensualité, et toute cette bouffissure de vanité bourgeoise! Qui reconnaîtrait là l'auteur du Lys dans la vallée ou de Séraphita?"

La réalité brutale, observée sommairement avec l'œil microscopique du peintre, qui, le plus souvent, ne réfléchit que la surface matérielle, comme l'objectif du photographe, peut donc ne pas être toujours vraie, dans le sens philosophique du mot. L'homme n'est pas seulement une série de détails; c'est un ensemble, une synthèse, comme disent les métaphysiciens; on ne peut le juger sérieusement par la séparation des éléments, l'émiettement, à la manière des analyses chimiques.

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Bref, Balzac a moins observé que chargé. Où donc sont ces fameux types qu'on assure découvrir dans ses romans, alors que ses personnages, la plupart du temps, manquent de la plus élémentaire vérité? Voyez Vautrin, forçat sans crédibilité, illusionniste. Ou Rastignac, "ignoble polisson sans caractère ni physionomie". Ou Goriot, "maniaque sans dignité". Et Nucingen, qu'on croirait devoir, en moins bien, à Paul de Kock, et cette languide et chlorotique Mme de Mortsauf, "ange un peu douteux, dont le mysticisme quintessencié fatigue par son affectation", qui abandonne le ciel des anges pour céder à un "sensualisme maladif"… Rien de tout cela n'est vrai, pas plus que les Hulot et les Marneffe, qui "suintent le vice à faire rejeter le livre avec dégoût" : "Ce ne sont pas plus là des types qu'un puceron n'est une originalité sur une rose."
   Autant pour l'observateur; voyons le styliste. Trop souvent, mis à part quelques pages bien venues, l'écriture sent la sueur et l'effort dans des tirades où "la prolixité habituelle dégénère en flux, et où l'idée est noyée dans une phraséologie prétentieusement alambiquée, incorrecte et bariolée, à l'aventure, de termes et d'images empruntés à la médecine et aux sciences". On retrouve, jusque dans les romans les plus achevés, de ces passages où le jargon, le baragouin le disputent "au pathos et où les enluminures à la Scudéry se marient aux bouffissures à la Cyrano". Bref, un artiste incomplet et décevant : phrases incorrectes, lourdes, défaut de sobriété et de mesure, obscurité de l'expression, des plans vacillants, sans suite, des caractères lourdement campés, sans cohérence, gonflés à mesure, qui font assez voir comment Balzac "cousait une queue de baleine à une tête d'autruche".
   Ce colosse de la plume est-il au moins un moraliste à donner en exemple? Pas davantage mais, poursuit Larousse, n'en déplaise aux adeptes de l'art pour l'art, "on ne persuadera pas aux honnêtes gens qu'il est légitime de blesser la décence sous prétexte de faire de l'art". On n'est plus, que diable! au temps de Rabelais. Or le vice irrémédiable de Balzac, c'est son matérialisme grossier qui lui attire une sortie cinglante :

Il manquait totalement d'un idéal élevé. Matérialiste partout et toujours, même lorsque, s'exaltant à froid, se guindant de parti pris, il essaie de s'élever jusqu'à l'extase religieuse et de grimacer le mysticisme ou la poésie mélancolique et rêveuse, il a marqué toutes ses œuvres de cette empreinte. Le matérialisme est sa muse et sa philosophie. […] C'est presque toujours le langage de la physiologie qu'il emprunte pour exprimer les émotions de l'âme; sous sa plume, toutes les idées se matérialisent et tous les sentiments se transforment en sensations physiques.

Curieusement, Larousse attribue à Balzac les tares que, précisément, l'écrivain dénonçait dans la société de son temps, les appétits matériels et le culte du veau d'or :

Dévoré lui-même par un amour effréné des richesses et de toutes les jouissances qu'elles procurent, il a fait servir un immense talent à chatouiller en nous les appétits, sensuels, à surexciter les convoitises grossières. Ses types de prédilection […] n'ont pas d'autre Dieu que l'or, d'autre loi que l'intérêt, d'autre religion que les sens, d'autre culte que le plaisir. Le sensualisme le plus grossier forme le fond de toutes les idées qu'il exprime; l'égoïsme est érigé en règle de conduite et en sagesse pratique. […] Son ton habituel, c'est la franche exaltation des jouissances matérielles.

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On est loin de l'écrivain révolutionnaire que la critique marxiste devait un jour se plaire à découvrir en Balzac, et de cet écrivain qui, disait André Wurmser, avait eu, non pas une vision bourgeoise du monde réel, mais une vision réelle du monde bourgeois. Derrière l'alibi de l'observation, il s'est complu dans l'étalage de toutes les turpitudes et son œuvre pourrait passer pour "le musée Dupuytren de la nature morale". À supposer même que la société soit telle qu'il la décrit, est-ce assez pour justifier l'écrivain de "tremper sa plume dans la boue" et la littérature de devenir, à son image, "une école de dépravation"? Est-il indispensable, au nom de l'art, de tenir registre de toutes les infamies? Et Larousse d'exploser dans cette formule indignée :

Certaines analyses, poussées même à outrance, peuvent avoir leur utilité, quand il s'agit de sonder une plaie sociale et d'y porter remède; mais on souffre cela dans des ouvrages spéciaux, qui ne vont que sous les yeux des moralistes, des philosophes ou des médecins. […] Dans un ouvrage purement littéraire, dans un romain, nourriture habituelle des femmes et trop souvent de la jeunesse, l'écrivain qui se respecte ne doit-il pas craindre à chaque instant de faire rougir l'innocence et de choquer la pudeur? Quand on peint un caractère, un prétendu réalisme vous oblige-t-il à dire si le pied gauche empuantit plus la chaussette que le pied droit?

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Dira-t-on que Balzac a voulu, à la manière de Voltaire dans Candide, stigmatiser son temps? "C'est là, s'écrie un Larousse sincèrement voltairien, un abominable blasphème." Candide est le cri de pitié d'un homme qui "entendait les gémissements de l'humanité", d'un homme accablé par la catastrophe de Lisbonne, la guerre de Sept Ans, l'arbitraire des gouvernements, la persécution des protestants, la misère, quand La Comédie humaine est une peinture complaisante de ses vices, "lecture malsaine et corruptrice" redoutable pour la jeunesse et les esprits faibles. Bref : "Pour quiconque sait lire, toute assimilation entre Balzac, qui décrit complaisamment les vices, les hontes et les corruptions, et Voltaire, qui chante sur le ton de Jérémie pleurant les malheurs de Sion, est désormais impossible." Cette littérature a donc eu, il fallait s'y attendre, une désastreuse influence : "Elle l'a été au point de vue de la langue et au point de vue du goût, du moins dans l'opinion de ceux qui ne considèrent point ce qu'on nomme le réalisme comme le dernier terme du progrès dans l'art, et qui ne sont pas éloignés d'y voir, au contraire, un pas de plus dans la voie de la décadence". Désastreuse, elle devait l'être encore au plan de la morale et l'on ne s'étonnera pas que la société moderne soit gangrenée : "À qui s'en prendre de cette atrophie morale? À Balzac et à son école, qui a encore dépassé les immoralités de son système. […] Quand les élèves voient le maître se moucher avec ses doigts, ils pensent l'imiter en ne se mouchant plus du tout."
   Ses disciples ont cru défendre Balzac en rappelant la sévérité de ses principes politiques et religieux, son apologie du catholicisme et de la monarchie absolue. Autre occasion pour Larousse, démocrate et républicain, de fulminer l'anathème contre un écrivain dont il n'y a décidément pas grand-chose à sauver :

Quelle singulière défense! Balzac, en effet, qui avait toutes les prétentions et qui se croyait un penseur, un philosophe, a semé ses historiettes de tartines dogmatiques et doctorales. Ce sceptique veut imposer la foi aux masses comme un frein, comme une garantie de soumission aux supériorités sociales; ce bourgeois tourangeau, si franchement roturier, malgré sa particule d'emprunt, exalte l'aristocratie et le régime sous lequel ses ancêtres grattaient la terre et recevaient des coups de bâton; ce philosophe, d'une philosophie d'antichambre, préconise le gouvernement despotique, le seul gouvernement grandiose, selon lui. […] Tel est le fond de sa philosophie politique et religieuse.

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Balzac disait, dans l'Avant-propos de 1842 : "J'écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie. […] Je me range du côté de Bossuet et de Bonald au lieu d'aller avec les novateurs modernes." Le comble est peut-être qu'avec ces principes traditionalistes si ouvertement affichés, il ait entrepris une œuvre qui ne choque pas moins les laïques que les dévots et qu'en somme il n'ait rien édifié. Pis encore, il a ouvert la voie à une dégradation de plus en plus visible de toutes les valeurs :

Balzac peut être taxé hautement et très justement d'immoralité. C'est là un des caractères généraux des œuvres de Balzac, qui sont, quoi qu'en disent ses enthousiastes, une lecture malsaine et corruptrice. Non seulement il a tout peint et tout osé, comme il le dit lui-même, à ce point que Sodome et Lesbos ont passé sous sa plume et figuré dans ses récits pour l'édification des belles dames rêveuses ou hystériques; non seulement il peut corrompre par ses; mais il peut agir encore d'une manière funeste sur les esprits faibles, les imaginations un peu maladives de la jeunesse, par ses maximes, par ses principes et par les mauvais sentiments qu'il éveille. Il semble qu'on respire dans ses romans un air vicié, chargé d'émanations nauséabondes. […] Toute une génération s'est formée dans ces principes, et nous en voyons aujourd'hui les effets. […] Avec Voltaire et Rousseau, nous avons eu une grande Révolution, dont les excès mêmes ne furent pas sans héroïsme, et à laquelle nous devons tous nos progrès; avec Balzac, si nous avons jamais un 93, ce sera un 93 de dévergondage.

Il ne lui restait, en conclusion, qu'à rapporter l'échec de Balzac artiste et moraliste à l'engagement erroné de l'homme, semblable, pense Larousse, à celui d'un Barbey d'Aurevilly, qui n'est pas davantage ménagé dans le Dictionnaire, et qui, comme Balzac, détestait les «libres penseurs» et mêlait grands principes et tableaux scandaleux. Nostalgique et apologiste du passé, fervent des régimes révolus, Balzac n'a pas compris la marche de son siècle et a délibérément œuvré à contre-courant, se condamnant ainsi d'avance aux yeux de la postérité :

L'œuvre entière de Balzac n'a pas fait avancer d'un pas l'humanité dans le champ du progrès; écrivain dissolvant, il a été le plus grand ennemi de la démocratie future. […] Balzac a plaidé toute sa vie les doctrines absolutistes, que nous combattons partout où elles se rencontrent. […] Rien n'eût manqué à la gloire de Balzac, si Balzac eût associé son génie artistique au génie de la Révolution. Pour n'avoir pas compris l'esprit moderne, il a chancelé en plus d'une occasion; sa plume s'est pesamment embarrassée dans les terres labourées de Joseph de Maistre et les marécages du droit divin. Chose incroyable! lui qui voyait tout, qui devinait tout, n'a pas vu l'aurore des sociétés futures, n'a pas deviné que l'avenir reposait sur la démocratie.

19
Après cela — quoiqu'il ne consente à le ranger, en tant que romancier, qu'au niveau d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue (XIII, 1326) —, Larousse aura beau concéder que Balzac demeure "l'une des grandes figures littéraires du siècle" et se donner les gants, au nom de l'impartialité, d'offrir la parole à divers critiques favorables, le lecteur demeurera sous l'impression d'un éreintement sans merci, mené au nom du refus radical d'une esthétique, d'une morale et d'une politique.
   Si Larousse avait assurément le droit de ne pas apprécier l'homme et l'œuvre, il paraît surtout n'avoir guère tenu compte du projet balzacien et des intentions clairement exprimées de l'écrivain: rendre Balzac complice et soutien d'une société que précisément il mettait en accusation, c'est se tromper de cible. C'est cette erreur de perspective qui explique qu'il n'ait trouvé, par exemple, dans la Physiologie du mariage, qu'une série de plaisanteries de goût douteux et, à la suite de Sainte-Beuve, "une macédoine de saveur mordante et graveleuse" (XII, 919). Le critique n'a pas non plus prêté attention au capital Avant-propos daté de 1842 qui ambitionnait de mettre en évidence la structure et la cohésion, l'intention d'ensemble de la Comédie. Au contraire, il ne consent à y voir qu'un assemblage de disparates sans unité interne et hausse les épaules à propos de la technique du retour des personnages, qui lui apparaît seulement comme un artifice simpliste :

Il est trop évident que toutes ces œuvres ont été conçues séparément et qu'elles ne se lient que très imparfaitement entre elles. Ce n'est pas un monument, comme des enthousiastes l'ont répété, mais tout simplement une collection de nouvelles et de romans quelconques, comme Rétif de la Bretonne, comme Paul de Kock, comme tous les romanciers de mœurs en auraient pu former en rassemblant leurs compositions.

20
Au total, la critique de Balzac dans le Grand Dictionnaire universel demeure résolument négative, subordonnée à une éthique qui définit la grande œuvre avant tout par sa portée morale, et Larousse fait tardivement –— l'article "Balzac" est de 1867, celui sur les diverses Scènes de 1875 — la synthèse des remarques hostiles qui avaient cours vingt ou trente ans plus tôt. Il se réfère volontiers à Armand de Pontmartin, adversaire du mouvement réaliste, qui voyait dans La Comédie humaine "un aliment, et pour ainsi dire une note correspondante à tous les vices, à toutes les erreurs particulières de notre époque" et dans son auteur le responsable d'une profonde dégradation morale. Il s'appuie aussi sur Louis Ulbach, qui détestait Duranty et son école qui, selon lui, se situaient dans le sillage balzacien. Le même Ulbach ne devait-il pas, dans un article du Figaro, le 23 janvier 1868, s'en prendre, à propos de Zola et de Thérèse Raquin, à ce qu'il nommait la "littérature putride"? Et le Dictionnaire se plaît à se faire l'écho d'un article où philosophe spiritualiste Elme-Marie Caro s'écriait en 1859 : "L'œuvre de Balzac est une œuvre malsaine d'inspiration, malsaine d'influence. Balzac est, à mes yeux, le plus grand corrupteur d'imaginations qu'ait produit le demi-siècle littéraire qui s'achève à sa mort."(13)
   L'importance des jugements de Larousse sur Balzac serait moindre s'il ne s'agissait que de l'un des innombrables articles parus dans les revues. Cette littérature critique est en effet réservée aux spécialistes et aux amateurs éclairés. Sa diffusion n'est pas considérable, les opinions s'y affrontent, se contredisent et passent, mais le Dictionnaire se voulait, comme l'Encyclopédie de Diderot, la synthèse du savoir de son temps, la mine où fouillaient toutes les curiosités. Répandu, selon André Rétif, à quelque 150 000 exemplaires, chiffre énorme pour un ouvrage aussi considérable, accessible dans toutes les bibliothèques, il se donnait pour mission de toucher — et toucha en effet — un très vaste public qu'il a pu orienter et conditionner, prolongeant pour longtemps, chez le lecteur moyen, l'image d'un Balzac immoral et brutalement réactionnaire, matérialiste grossier et artiste sans finesse.


RÉFÉRENCES

   1. Voir Honoré de Balzac, préface et notices de S. Vachon, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 11-2. Ce volume rassemble utilement un grand nombre de textes critiques, de Philarète Chasles à Paul Bourget. [Retour]
   2. Cité par D. Bellos, Balzac criticism in France 1850-1900. The Making of a Reputation, Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 63. [Retour]
   3. Pour un aperçu général de la réception de Balzac au XIXe siècle, voir, outre l'ouvrage de D. Bellos : B. Weinberg, French Realism : the critical reaction 1830-1870, New York-London, Oxford University Press, 1937; G. Robert, "Le Réalisme devant la critique littéraire, 1851-1861", Revue des Sciences Humaines, 1953, p. 5-26. [Retour]
   4. Honoré de Balzac, préface et notices de S. Vachon, p. 175-6. [Retour]
   5. Cité par D. Bellos, op. cit., p. 141. [Retour]
   6. Honoré de Balzac, préface et notices de S. Vachon, p. 200, 237. [Retour]
   7. Honoré de Balzac, préface et notices de S. Vachon, p. 295. [Retour]
   8. Honoré de Balzac, préface et notices de S. Vachon, p. 120-4, 303, 309. [Retour]
   9. Pour la biographie, le seul ouvrage de quelque ampleur est celui d'André Rétif, Pierre Larousse et son œuvre, Paris, Larousse, 1975. Trois notices sont consacrées à Larousse dans son Dictionnaire (X, 211; 1er supplément, 1038; 2e supplément, 1501-1502). Voir aussi J.-Y. Mollier, "Un sphinx bourguignon", dans Pierre Larousse et son temps, sous la direction de J.-Y. Mollier et P. Ory, Paris, Larousse, 1995, p. 9-27. [Retour]
   10. Cité par A. Rétif, op.cit., p. 32. [Retour]
   11. Voir P. Ory, "Le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse", dans Les Lieux de mémoire, sous la direction de P. Nora, I. La République, Paris, Gallimard, 1984, t. I, p. 232. [Retour]
   12. P. Ory, op.cit., p. 245. [Retour]
   13. Pour l'accueil fait à l'œuvre de Balzac, voir B. Weinberg, French Realism : the critical reaction 1830-1870, New York and London, Oxford University Press, 1937; G. Robert, "Le réalisme devant la critique littéraire, 1851-1861", Revue des sciences humaines, 1953, p. 5-26; D. Bellos, Balzac criticism in France 1850-1900. The Making of a Reputation, Oxford, Clarendon Press, 1976. [Retour]

 

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