Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES TROIS CLÉS

Je percerai le secret de ce coffre. Il me nargue, haut perché, à portée de regard; la main peut en caresser les pieds, sans atteindre les serrures. L'escabeau aussi me nargue, à trois pas, à trois marches, prêt à l'emploi. À quoi bon? semble-t-il dire, tu n'as pas les trois clés. L'arche et l'échelle sont du même bois; le bois qui nargue.
   De ma poche gauche, je tire sept clés; cinq de la droite. Je percerai le secret de ce coffre. Ou ce coffre.
   On ne le remarque pas tout de suite, quand on pénètre dans la cayenne. Il est suspendu au-dessus de la porte. Tout occupé de la cérémonie, des mots rituels, des pas réglementaires; impressionné par les visages graves, les décors insolites, les objets disposés selon un ordre immuable; prisonnier de la pénombre trouée des sept flammes tremblantes, de la griffe fraternelle et douloureuse du gardien, et de la peur, l'arrivant n'a pas conscience du trésor sous lequel il s'avance. À la sortie, un jour, peut-être, les plus attentifs le remarqueront. Je suis de ceux-là, et pour cela, j'ai des droits sur ce coffre. Son secret, je le percerai. Les douze clés sont devant moi, et le pied de biche, si elles ne suffisent pas. Lentement, je fais glisser sur le carreau l'escabeau à trois marches. Ce geste déjà a des allures de sacrilège. Je suis seul. Cela entretient ma hardiesse.
   «Il contient le secours aux compagnons, m'a répondu le gardien. Celui qui en a besoin peut y puiser à sa guise. Mais il doit d'abord en trouver les trois clés.»
   Des besoins, j'en avais, comme chacun, en débarquant dans une ville inconnue, la malle à quatre nœuds résumant mon trousseau. Aucun besoin vital, cependant, que ne puissent résoudre huit jours d'embauche chez un bourgeois. Des besoins dignes de cette manne à portée de main, non, je n'en avais pas. J'en aurais, je le sus d'emblée, car la ville les crée, et ce coffre, ce coffre, cette certitude de disposer, à l'occasion, de ce qui pourrait les assouvir. Voilà pourquoi il m'appartient de droit, comme un père au fils qu'il engendre. Sans lui, je n'aurais pas connu les dettes.
   «La première clé est au bord du chemin», m'a répondu le gardien.
   Cela tombait bien; il était temps de partir. Mon tour de France m'attendait, riche en promesses. Le balluchon un peu plus léger, le cœur un peu plus lourd, un ruban vert à la boutonnière, je pris la route, par la porte du Levant, l'œil aux aguets. Il y a tant de clés sur le bord du chemin. Qu'aurais-je vu du paysage? Chaque horizon avait son arbre qui m'ouvrait un autre monde; chaque vallon, sa source qui me guidait vers la mer; chaque ville, sa remarque qui m'en livrait le mystère. J'ai vu la conque de Montpellier, la colonne meurtrière de Saint-Gilles, la grenouille sanglante de Narbonne, autant de clés de ma mémoire. Sur le bord du chemin, j'ai ramassé les sept clés de ma poche gauche. Laquelle ouvrirait la première serrure? Quand je revins dans la ville, par la porte du Couchant, il fallut décider. Quelle clé montrerais-je au gardien? Si ce n'était pas la bonne, me dirait-il comment trouver la deuxième? J'hésitai longtemps, et finis par choisir au hasard. Le gardien, peut-être, ne connaissait pas lui-même la véritable? Au fond de ma poche, je gardais les six autres. Il serait toujours temps de les essayer toutes.
   Surpris, le gardien. Que croyait-il? La clé prise au hasard lui sembla la meilleure.
   «La deuxième? Je m'étonne que tu ne l'aies pas trouvée. Le maître aurait dû te la donner.»
   Quel maître? J'en avais connu tant dans chaque ville du Devoir. Maître Gaëtan m'avait appris le trait; maître Estamer, le travail du bois; maître Loram, la mesure... Et plus de vingt autres, en plus de vingt villes, avaient tenu ma main durant les trois ans de mon tour de France. Ce qu'ils m'avaient donné était bien plus qu'une clé : un métier, et la voie droite pour y œuvrer selon la règle. Mais dans la ville où j'étais revenu m'avaient attendu mes dettes.
   Alors me revinrent les détails. Maître Élia ne m'avait-il pas confié la clé du cellier, un soir que le vin faisait défaut? Et maître Rombeau, la clé de son atelier, où j'avais oublié mes outils? Et tant d'autres, tant de clés. Était-ce possible? La deuxième clé était-elle passée entre mes mains sans que je m'en rende compte?
   Le gardien lisait dans mon regard; le sien était impénétrable. Il me faudrait repartir, mettre les pas dans les pas, dans le sens du soleil. Il ne me suffirait plus de ramasser, cette fois, il me faudrait voler, voler ceux qui m'avaient fait confiance, et cela tenait en moi de l'assassinat.
   Je compris la leçon. Trahir la confiance des compagnons, n'était-ce pas ce que je m'apprêtais à faire, en ouvrant le coffre? Il est si facile de voler une société aux mille visages. En pillant la caisse de secours, je ne saurais jamais qui j'en avais privé. Oui, trop facile, vraiment. Le gardien me demandait auparavant de voler vingt-six maîtres, de briser vingt-six fois le lien sacré qui unit l'homme à l'homme. Et j'allais le faire. J'eus le front de m'abriter derrière la parole engagée, derrière la dette contractée. Cet argent me rendrait mon honneur au prix de vingt-six déshonneurs. Mensonge. Ce coffre était devenu mon obsession. Sans cette dette à apurer, il m'aurait fallu, malgré tout, en percer le secret.
   La deuxième route fut la plus longue, même si elle ne me prit que six mois. Même bleu, le ciel était plombé; les villes n'avaient plus de mystère. Mais les cinq clés qui jadis étaient passées entre mes mains se retrouvèrent dans ma poche droite. Je ne dirai rien de l'accueil joyeux et déchirant qui me fut réservé par mes vingt-six maîtres, rien des vols, et rien du meurtre. Six mois plus tard, en franchissant, pour la deuxième fois, la porte du Levant, j'était lourd de douze clés et d'un destin brisé. Une fois encore, je laissai le hasard décider quelle clé je présenterais au gardien comme la deuxième. Une fois encore, il sembla satisfait, puisqu'il sourit.
   «La troisième clé, répondit-il, est au fond de ta poche.»
   Et me voilà devant le coffre, seul, et furieux, plus perplexe que jamais. Non, il ne pouvait savoir combien de clés traînaient dans mes deux poches. Non, c'est autre chose qu'il voulait me dire et, qu'une fois de plus, je n'ai pas compris, car déjà il me parle d'un autre monde. Dans quelle voie me suis-je engagé, le jour où mes yeux ont aperçu ce coffre? Dans quelle voie qui me ramène devant lui, aussi nu, aussi démuni qu'à mon arrivée dans la ville? Tout ce que je sais, c'est qu'il me faut aller au bout du chemin, quel qu'il soit, affronter l'enfer, s'il le faut, car le feu qui me brûle a été allumé ici, le premier soir, au premier regard. La pièce est vide. L'escabeau sous le coffre me bouche la sortie.
   La première clé refusa d'entrer dans la serrure; la deuxième ne put y tourner. Ni les suivantes, ni dans les autres serrures, rien n'acceptait de s'emboîter dans le monde du faux-semblant où je m'étais fourvoyé. Ma main tremblait et déjà saisissait le pied de biche. Pour ce coffre, j'avais volé, tué, il m'appartenait de crime, sinon de droit. Il m'appartenait de rage et de fracas, ma main droite levée déjà pour le détruire, pas même pour le forcer. Je fis un faux mouvement, sans doute. Ma main gauche tremblait sur le couvercle prêt à voler en éclats, ma main gauche hésita, le couvercle se souleva. Le coffre n'était pas fermé. Tout de stupeur retomba en moi.
   Incrédule, j'entrouvris le coffre, prêt déjà à le trouver vide. La ville avait enfanté tant de dettes, et le coffre tant d'espoirs. Mais non. Le coffre était plein. Des pièces d'or, d'argent et de cuivre, certaines millénaires, peut-être, et d'autres toutes neuves. Le tout entassé sou à sou, napoléon sur louis, billets sur assignats, pour celui qui un jour en aurait besoin, pour moi. Il y avait là de quoi éteindre mes dettes, de quoi en créer d'autres pour la seule joie de les éteindre. Le coffre n'avait pas de fond, j'étais sûr d'y trouver les shekels de Salomon et les trente deniers rendus au Temple. Tout cela était à moi, autant que les trois coupures serrées dans mon portefeuille et que je craignais tant de me faire voler.
   Ici, elles seraient en sécurité.
   Dans ce coffre ouvert à tous et d'où rien n'est sorti depuis la fondation du Temple. Je les tirai de mon portefeuille et les ajoutai au trésor. Je refermai le coffre aux trois serrures sans clé et redescendis les trois marches, heureux, léger. Dans mon cœur souriaient les vingt-cinq maîtres, et le dernier, l'assassiné, qui m'avait permis de vivre.

 

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