Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Le livre à venir ? L'histoire de Karl et Lola, frère et soeur dans une ville dont l'industrie se meurt. À ce stade de l'écriture, je vois un fleuve, la neige, la canicule, deux pommes pourries, deux miroirs, un oeil blessé, des oiseaux, un poète de passage.
– Caroline Lamarche

 
LOLA ET LE POÈTE

Un poète envoie des cartes postales à Lola. De tous les lieux où il arpente les colloques, il lui signale qu'il l'attend, qu'il l'invite, qu'il la prie de le rejoindre, qu'il lui promet un séjour merveilleux dans la ville qu'il découvre.Parfois il fait même signer sa compagne du moment, le message alors se fait anodin, Venise est belle sous la pluie, Tu aimerais Amsterdam, Berlin t'attend. De retour de Venise, d'Amsterdam ou de Berlin, le poète appelle Lola tôt le matin, quand il pense que Karl dort encore — et il pense bien, il pense avec sa cervelle de mâle qui n'ignore rien des pièges du harcèlement sélectif. Tout fait farine à son petit moulin. Son agenda du jour porte plusieurs noms de femmes, il connaît l'heure fragile de chacune et s'en sert. La plupart sont ses égales s'agissant de la fonction, de la force de travail, de l'intelligence, mais la plupart croient encore à la bonté — et c'est là qu'intervient le poète : chacune de ses interventions s'assortit d'une manipulation sentimentale, d'un élan d'enfant perdu, et d'une réciprocité imaginée avec tant de despotisme, dans son orgueil de mâle-enfant, de tout-petit-tout-puissant, qu'elle met en branle une fois pour toutes la mécanique fidèle du harcèlement matinal. Qui m'a aimé m'aimera, ainsi pense le poète, veillant sur son harem, en escomptant les bénéfices, car l'une travaille au ministère des Arts et des Lettres, l'autre connaît un attaché d'Ambassade, la troisième est mariée à un organisateur d'événements, la quatrième a une naïveté baisable et un profil de muse. Chacune de ces femmes, jeune ou vieille, est sa confidente, à chacune il se livre dans une exclusivité largement partagée. Aucune d'entre elles, maternelles comme seules peuvent l'être celles qui ont couché par bonté, putes donc par destin, par compassion congénitale, ne révélera ce qu'elle sait, aucune ne trahira le secret, chacune se sentira honorée, à défaut d'être émue, par le harcèlement qui occupe l'heure fragile, tu es la seule à laquelle je puis dire cela, tu es la seule qui puisse le comprendre, je suis bouleversé de te connaître, pouvons-nous nous voir, quand? aujourd'hui? maintenant? quand tu veux…
   Non, dit Lola.
   Non, dira Lola.
   Non, a-t-elle dit autrefois.
   Pourtant elle a couché, comme les autres, avec cet homme qui se disait «perdu» et qui, du milieu de sa perdition, sous le front hâve qui s'abandonnait sur son sein, tenait mentalement l'agenda des candidates à la compassion. Elle a roulé sur son tapis en poil de chèvre, laissé son ergot dressé faire son petit travail, elle a observé cet homme mélanger tout, le social, le professionnel et jusqu'au sacré, par les exclamations qu'il lui a adressées, cet enthousiasme qu'il prétendait exclusif, dont sa sueur témoignait, ses râles et, quand tout fut accompli, sa certitude obtuse d'un contentement réciproque. Jusqu'aux mots qu'il lui a ensuite destinés : il la comparait, sans la nommer, à un voilier blanc venu des Amériques. Ce voilier blanc se retrouva dans une revue poétique, puis dans une émission radio, puis dans un recueil consacré à la Femme : souviens-toi que tu fus mon voilier blanc — ou plutôt :

   Souviens-
   toi
   que tu
   fus
   mon Voilier
  blanc


et chacun de se demander qui fut le voilier blanc du poète.

Pourquoi pas un sous-marin noir soviétique, pensait Lola avec dégoût et mélancolie. Car elle eût, de loin, préféré être le Koursk pour autant qu'il fût chargé de poètes.

 

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