Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
À LA RECHERCHE DE WILFRED

Dans le rectangle de la lucarne, le ciel s'alourdit encore, dais immobile sous lequel glisse un vent bas et moite. C'est du moins ce qu'il m'a semblé tout à l'heure, quand j'ai entrouvert ma fenêtre après une nuit agitée, pourrie d'images mortes et de regrets vains. Non, les orages annoncés ne viendront pas. Un rendez-vous manqué parmi d'autres. Et une fois encore, je me demande si dès le début, au stade même du projet, ce voyage n'était pas une erreur, si j'ai bien fait de venir jusqu'ici, si Wilfred, après tout, ne m'a pas servi d'alibi, voire de prétexte.
   Découpée dans la pente du toit, la lucarne n'encadre que du vide — ou, pour mieux dire, l'infini des nuages. Sous les combles de l'hôtel, la ville demeure donc invisible, annulée par le hors-champ, une ultime fois livrée à mon imagination qui, jusqu'à hier, lui superposait une vignette découverte enfant dans quelque dictionnaire parcheminé — “Bordeaux, le port sur la Garonne”. Entre-temps, le pêle-mêle s'est enrichi d'autres clichés, d'autres légendes : les vignobles, Mauriac, et Wilfred, bien entendu — mais en ce qui le concerne l'enfance ni l'adolescence n'y sont pour rien.
   Depuis hier, mes premiers pas sur le quai de la gare, la vignette pâlit doucement, s'estompe sur les bords. Mais ce matin, en n'offrant à mon regard que le ciel et ses humeurs océaniques, la lucarne cautionne une dernière fois mon souvenir d'enfance, sauvegarde pour un instant encore cette vision impossible de mats enchevêtrés, de gabares traînassant en fin de Garonne et de maisons à trois étages qui paraissent hautes. Une ville où Mériadeck et les Chartrons n'existent pas encore, une ville en miniature fichée au fond du temps, dont la mémoire remonte à la surface les vestiges d'un passé que je n'ai pu connaître.
   La vignette devait dater de 1890, peut-être 1900. Wilfred l'a-t-il connu, ce paysage de Larousse — je me souviens, c'était le Dictionnaire encyclopédique du XXe siècle de mon grand-père? Et comment l'imaginait-il, lui, cette ville étrangère? L'avait-il seulement rêvée avant d'y débarquer, en ce jour de mi-septembre 1913?
   Tandis que je mâchonne mon morceau de baguette à la confiture — comme d'habitude, le beurre sort du frigo et il vaudrait mieux le sucer qu'essayer de le tartiner —, je décide que le port en noir et blanc existera jusqu'à ma sortie de l'hôtel. Aussi la clef que je remettrai à la réception sera-t-elle celle d'une cité disparue.
   Mais que suis-je venu chercher ici, dans cette ville quiète dont, en presque trois ans de présence, Wilfred n'a tiré aucun poème, juste une énumération de gîtes qui émaillent sa correspondance de noms bourgeois aux inflexions lasses?
   Des traces. Je suis venu chercher des traces.
   Les traces du poète, ou celles que j'ai rêvées?
   Des traces de l'autre Wilfred, sans doute. Celui qui se voulait poète sans l'être encore. Celui qui ne se voulait pas soldat, et le deviendra.
   Assise sur un tabouret qui semble lui rentrer dans le derrière, la préposée au petit déjeuner porte son uniforme fatigué comme elle le ferait d'un vieux peignoir. Je suis le premier client et, pour un dimanche, plutôt matinal. Elle doit se dire que personne ne me retient au lit, ce en quoi elle a raison. Au fond de la kitchenette, le café graillonne dans les boyaux du percolateur. Je me demande si j'aurai droit à une deuxième tasse. En attendant, le blues de l'aube semble dissous dans le café noir. Il reviendra ce soir, quand je devrai dîner seul au restaurant.
   «Encore un peu de café, Monsieur?»
   La préposée m'aligne dans le viseur de sa cafetière. Surpris, confus, je bégaie un rapide «non merci», sans oublier le «c'est bien gentil» qui sort toujours de ma bouche dans ces cas-là. Elle n'insiste pas. Ma tasse est vide.
   Je me lève, empoche ma clef. Il est temps d'y aller.

Le trottoir se mouchette de minuscules taches noires. Pourtant je ne presse pas le pas. J'aurais dû emmener un trench-coat. Mais non, déjà lasse, l'averse promise se décommande. De l'autre côté de la place, les garçons de café n'ont même pas levé les yeux, ni fait mine de rentrer leurs tables. Il y a peu de monde aux terrasses. Par jeu, j'essaie de poser sur la tête des rares buveurs l'un ou l'autre melon ou canotier imaginaire. Peine perdue. La moustache, par contre, semble toujours en vogue. Les jupes sont heureusement moins longues.
   Inutile de consulter la carte et de trahir mon statut de touriste : l'objectif se situe à deux rues, sur la gauche. Combien de temps a-t-il vécu là, dans cette maison “avec vue sur jardin”, comme il s'en réjouit dans sa correspondance? Impossible de donner un chiffre précis, années, mois : ma documentation, je l'ai laissée en Belgique, mû par la crainte de dresser, au moment de la rencontre, un mur de connaissance aride entre mes impressions et la réalité. En vérité, je fais trop confiance au sentiment, je me méfie du factuel. Car il ne faudrait pas que ce séjour se transforme en enquête au sens professionnel du terme. Aujourd'hui, l'inspecteur Dussert est en vacances.
   N'empêche que me voilà soudain contrarié. Les détails pratiques vont me manquer pour effectuer le tri parmi mes découvertes, éliminer les parasites accumulés par quatre-vingts années de vie urbaine ininterrompue. De même qu'hier, rue Castelmoron, il m'a été impossible d'imaginer quelle maison Wilfred avait bien pu occuper (sans doute l'effet pervers des voitures garées pare-chocs contre pare-chocs dans la rue étroite, et d'un tintamarre de klaxons échappé de la mairie proche — ne me revenait en mémoire que le prix du loyer : un franc par jour, beaucoup trop pour un jeune professeur d'anglais de chez Berlitz), de même le concours de suppressions et d'excroissances, en imposant un présent envahissant, risque-t-il de figer plus encore l'image que, justement, je désire tempérer, celle du lieutenant Wilfred Owen, l'Orphée à casquette du Manchester Regiment, tué à Ors (Pas-de-Calais) le 4 novembre 1918.
   La rue de la Porte-Dijeaux est piétonne. Je passe sous l'arche qui la qualifie, me mets à chercher les plaques et lire les numéros. Proche du but mais encore à distance, j'entretiens des espoirs et des craintes que l'effet de perspective renouvelle à mesure que j'avance. Ce doit être celle-ci... Ou plutôt non, celle-là... Impatience. Le n° 95 ne peut plus être loin.
   Finalement, c'est une crainte qui se confirme.
   Il faut se rendre à l'évidence. La maison où le futur poète des tranchées a vécu presque deux ans compte bien les deux étages décrits dans les lettres. Mais un auvent rouge vif affuble maintenant le rez-de-chaussée et défend les sièges en rotin d'un commerce proposant aux chalands glaces, sandwiches et viennoiseries. Les tables sont vides et le vent qui prend la rue en enfilade fait claquer les nappes en papier. Par acquit de conscience, je me faufile entre les chaises. Apposé au mur, un panonceau détaille les prix du sandwich et de ses diverses variétés. Inutile de chercher autre chose. Je prends un peu de recul. Les étages semblent vides. Une fenêtre a ses volets clos.
   Que suis-je donc venu chercher ici?
   En focalisant mes recherches sur les domiciles successifs de Wilfred, j'ai oublié de situer l'école Berlitz, ou du moins l'emplacement qu'elle occupait en 1913. Descendu de sa chambre, coiffant son chapeau mou sur le pas de la porte, le professeur Owen prenait-il à droite vers la place Gambetta, ou à gauche vers le Grand Théâtre? Impossible à dire. À sa place, je ne vois qu'un jeune lieutenant en capote kaki, sortant d'un mess d'Amiens ou d'une cave d'Albert. Avec à la main, c'est vrai, un sandwich jambon-fromage.
   Je m'éloigne. Sans me retourner. Mon casse-croûte, je l'achèterai ailleurs. Il y a une librairie, pas loin. D'un œil distrait, je regarde les vitrines. Les succès du jour se poussent de la jaquette, affichent leurs brassards rouges. Il n'y faut pas chercher ses oeuvres. Elles ne prendraient pas beaucoup de place. Guère plus que ses traces dans l'air lourd de cette avant-midi. J'irais bien boire un verre quelque part.
   Quand j'atteins la rue Desfourniel, je commence à souffrir des pieds. J'ai tourné en rond sans méthode, suivant la liste d'adresses établie à Bruxelles — laquelle ne tient compte d'aucun ordre chronologique ou géographique. Auparavant, le cours Saint-Louis a sonné le glas de mes illusions. La maison où Wilfred a vécu peu de temps chez les Lem semble avoir été refaite, et j'ai renoncé à me renseigner auprès de l'un ou l'autre vieil habitant des lieux. Au lieu de cela, j'ai poursuivi ce que je ne prends même plus pour un parcours initiatique. Une des habitations notées sur ma liste, place Saint-Christoly, a succombé sous les pioches des démolisseurs, laissant la place à un palais de béton où, piètre consolation, une grande librairie a établi ses quartiers.
   Mais rue Desfourniel, je reprends espoir. Avec son angle adouci par un arrondi, les fausses balustres de ses faux balcons, ses frontons triangulaires chapeautant chaque baie du premier étage — celui de Wilfred — la bâtisse toise le passant tout en feignant de l'ignorer. Les huisseries et les volets clos n'en soulignent pas l'apparent abandon, mais renforcent bien davantage une distance qui confine à l'étrangeté. Le dernier étage semble habité. Sans trop de problème cette fois, je situe les fenêtres où Wilfred, sans doute, a dû s'accouder. Ici, au sud-ouest de la ville, la Garonne semble lointaine, l'air possède la sécheresse de l'arrière-pays, mêlée de poussière et de pierraille. Pour la première fois, devant la maison de la veuve Martin, je vois un Wilfred nu-tête, en gilet, debout face à la fenêtre, son regard un peu vide errant parmi les arbres de la placette en face, où ne stationne aucune automobile. La lettre me revient en tête, au mot près : “Une belle vieille maison — avec vue sur une petite place — hors de portée des bruits des trams, mais à deux minutes du prochain arrêt, mes appartements forment le coin…”
   Octobre 1914. Dans moins d'un an, Wilfred aura retraversé la Manche et signé son engagement. Il ne le sait pas encore, moi bien.
   La tête en arrière, je tourne l'angle. Des fois que… Mais non, pas plus de plaque ici qu'au-dessus de l'entrée. Évidemment.
   À pas lents, je traverse la rue, remonte vers le boulevard. Tout le long du trajet, je ne puis m'empêcher d'observer les passants, ces êtres en marche qui, dans quatre-vingts ans, n'auront à leur tour laissé derrière eux aucune trace sinon l'écho confondu de leurs pas au fond des rues et des ruelles. Car ces talons qui sonnent sur le trottoir, derrière moi, ne sont-ce pas les siens autant que les miens, les leurs? Les fantômes marchent, si les morts se reposent.

Pour clore la journée, j'ai gardé en réserve l'adresse la plus prestigieuse et donc, a priori, la moins fiable, la moins fidèle. En effet, le prestige de certains lieux appelle la flânerie du grand nombre. Entre les milliers de pas croisés, les pistes s'y brouillent puis s'y perdent. Comment suivre Wilfred à travers ce fourmillement de passés et de présents enfuis? Je m'approche de la colonne qui émerge de son filet d'écume. De loin, on ne sait pas trop si la rumeur aquatique provient de la Garonne ou de la Fontaine des Girondins. Les attelages de bronze y luisent derrière un rideau de gouttelettes, les personnages contorsionnés pleurent des larmes vertes et, sur fond de ciel grège, les réverbères allument déjà leurs carreaux jaunes. Entre la pluie qui attend là-haut et celle, théâtrale, qui jaillit des conduites, j'attends le moment propice. L'ombre se creuse sous les marronniers roux. La nuit tombera vite.
   Voilà, je me décide, j'y vais. La rue Blanc-Dutrouilh s'ouvre à deux pas, bourgeoise à souhait. J'y perçois davantage le souvenir des Léger que de leur précepteur anglais. Ici, aucun volet fermé, mais des voilages qui ondulent entre des baies entrouvertes. Un chat siamois longe le fer forgé d'un balcon. Les jardinières sont vides. Une lumière brûle au troisième.
   Wilfred n'a fait que passer ici. Quinze jours à peine dans un Bordeaux d'urbaniste à la Ledoux, raisonné au point d'en paraître presque irréel, entre les Quinconces, les allées de Tourny et le Grand Théâtre, loin, très loin du vieux centre ramassé, exigu et populeux.
   À droite de la porte d'entrée, un écriteau blanc troue la pénombre. D'abord incrédule, j'y lis le nom d'un des nouveaux occupants du n° 12.
   GOETHE INSTITUT.
   D'un coup, le précepteur un peu précieux disparaît, et le sous-lieutenant Owen revient à l'avant-plan. L'officier n'écrit pas sur une table, à la lumière du jour déclinant, mais sur une caisse vide, dans l'orbe lumineux d'une lampe de signaleur. Non loin, sans bruit, des brancardiers évacuent un homme décédé durant la nuit. Dans dix-huit mois à peine, Wilfred mourra lui aussi, toujours en France mais plus au nord, sur les berges désolées d'un canal champêtre. Sept jours plus tard la guerre prendra fin... En attendant, il écrit.
   “À la lettre, le Christ est dans le no man's land. Là-bas, les hommes entendent souvent sa voix : Aucun homme ne possède plus grand amour que celui-ci, donner sa vie pour un ami. Cela ne se dit-il qu'en anglais ou en français? Je ne le crois pas.”
   Ici non plus, aucune trace tangible de son passage. Mais la nouvelle affectation du lieu me plaît comme, sans doute, elle lui plairait.
   Vers l'ouest, au-dessus de la Garonne — mais là-bas, n'est-ce pas déjà la Gironde? —, un rai de lumière rosâtre soulève la grisaille. Les nuages battent en retraite ou, rattrappés, se fondent dans la nuit qui vient. Échappé d'une fenêtre, j'ignore au juste laquelle, un air de piano égrène ses notes désabusées. Il est temps de rentrer. Le crépuscule patine le monde. Dans la rue Blanc-Dutrouilh, un volet grince sur ses gonds. Et soudain il est là, Wilfred… Dans cette musique et cette lumière davantage que sur toutes les photographies et tous les souvenirs de ceux qui l'ont croisé. Un loquet grince, des gonds couinent. Entre les toits, dans la tranchée de ciel, le rose se fane déjà.
   “And each slow dusk, a drawing-down of blinds.
   Un passant pressé se hâte dans le soir tombant, vient à ma rencontre. A-t-il vu mon sourire? Non, il ouvre une portière, saute dans une voiture, démarre.
   “Et chaque lent crépuscule, un volet qui se ferme.”
   Traduction inexacte, mais belle.
   Le bonheur est chose fragile. Il tient parfois tout entier à l'intérieur de quelques mots, d'un vers, d'une atmosphère. Il dure deux secondes au cadran d'une horloge.
   Deux secondes.
   Toute une vie.
   Je peux rentrer, maintenant.

 

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