Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
MES TERRES

Les terres que l'on ma demandé d'administrer ne présentent pas d'intérêt pour le pouvoir central. Les ressources géologiques en sont à mon sens faibles, même si je n'ai pas consulté les études faites dans ce domaine. L'industrie ne s'y est pas développée, non faute de population, ces contrées sont habitées, mais les peuples qu'on y rencontre ont une réputation d'étrangeté de mœurs et de physiques telle que personne n'a tenté d'y installer la moindre infrastructure. Moi-même, au moment où ces terres tombèrent sous ma juridiction, je ne souhaitai pas les visiter. Il était clair de toute façon qu'une telle tâche signifiait qu'on me reléguait aux oubliettes sans m'exclure vraiment de la haute administration. Mon comportement résigné en fin de compte rassura les politiques, et me sanctionner réellement présentait plus de risque. Une fonction symbolique comme celle-là avec des revenus faibles mais suffisants me laissait l'opportunité de me faire oublier et d'oublier moi-même ma situation. Puisque je n'étais pas même tenu de me rendre là où on m'exilait, j'acceptai officiellement mes fonctions et me contentai de vivoter dans mon habituelle demeure à l'écart du bruit et de l'agitation où j'avais baigné comme tous ceux que je laissais là, frénétiques, avides.
   Mon état de repli m'éloigna de toute activité et éloigna de moi toute personne active. Quand je constatai que mes propres enfants les uns après les autres quittaient le toit familial, je me décidai à m'en aller moi-même; et où mieux que vers ces terres lointaines pouvais-je me diriger? Je fis préparer un véhicule, donnai des ordres afin de parer à certains impératifs et faire prévenir ma femme dès son retour de ma décision et pris la route vers le nord, là où les terres ingrates et sans intérêt à moi confiées m'attendaient. La route devint une départementale puis une route de campagne et finalement une piste carrossable. Dans cette vaste région plate, l'horizon semblait immuable. Quelques arbres, toujours les mêmes eut-on dit, des étangs, des prairies. La piste s'enfonçait, droite, fine, toujours plus avant dans ce désert. Ainsi deux jours et une nuit.
   Je devais rouler depuis plusieurs heures sur «mes» terres — sans même regarder la carte, j'avais vu la série de collines qui annonçaient la frontière de la région — quand je tombai à court de carburant. Les bidons qui m'avaient servi à faire le plein étaient tous vides. Mes provisions de nourriture aussi étaient terminées. Je m'étais préparé à cette fin et j'éprouvai une grande satisfaction. Je rangeai le véhicule dans le bas-côté, le fermai à clef, par réflexe, il ne me servirait sans doute plus jamais. Sur le dos un sac avec quelques effets, je partis droit devant, sans l'accompagnement d'un bruit de moteur cette fois. Comme mon allure brusquement me parut lente. Je devais être d'une grande naïveté à l'époque, je n'avais pas le moins du monde pensé qu'après cette panne d'essence préméditée, aidé de mes seules jambes, ma vitesse de déplacement se verrait diminuée grandement. Je ne devais pas être un bon marcheur : si je tournais la tête, mon véhicule apparaissait encore au loin, petit carré brun au bord de la route, et déjà j'étais essoufflé. Je maudis la vie de confort où je m'étais complu et engourdi. Je continuai la marche. J'avais froid, mes genoux me faisaient mal. Une heure, puis deux, puis trois. Je jetai la montre que je portais au poignet afin de ne plus la regarder.
   J'allais mourir. Et de toute façon je l'avais cherché.
   Le soir descendait. Une sueur glacée coulait le long de mon cou. Mon corps n'était plus qu'une machine cassée. J'avais faim, j'avais soif. Je me sentais petit. Finir là, au bord d'une piste, dans une nuit froide!

Le premier village apparut et j'en fus presque déçu, honteux sans doute de moi-même. Des habitants circulaient autour des maisons, avec lenteur, tirant des charrettes où des outils d'agriculteurs à la main. Aucun bruit de machine, la pauvreté traditionnelle. On nous l'avait bien décrite dans les ouvrages traitant de ces régions.
   Deux personnes s'avancèrent dans ma direction. Je m'étais arrêté au bord du chemin. J'ignorais si les deux hommes venaient à ma rencontre ou si simplement ils devaient prendre cette direction indépendamment de ma personne. Ils étaient éloignés, cela prit un certain temps. Au fur et à mesure de leur approche, je pus constater qu'ils étaient tous deux de grande taille, ils se ressemblaient d'ailleurs beaucoup. Je ne sais pourquoi mais je compris qu'ils n'étaient nullement frères, tous ici devaient avoir le même physique.
   Ils étaient encore plus grands que je ne l'imaginais. Ils se trouvaient à quelques mètres de moi, je me rendais compte maintenant de leur taille réelle. Leur dos courbé, leur air résigné m'avaient mal renseigné durant l'approche sur la stature de ces deux hommes. Ils étaient énormes. Pourtant la modestie, la soumission transparaissaient dans leur attitude. Ils m'avaient rejoint. Je devais lever les yeux pour les regarder en face. Tous deux avaient le visage baissé ainsi que se tiennent les gens un peu simples.
   – Comme tu es petit, dirent-ils.
   Pouvais-je leur déclarer : «Je suis votre gouverneur!»?
   – Comment s'appelle votre village?
   Je ne devais pas avoir choisi le ton correct pour leur poser ma question. Ils ne répondirent pas. J'eus le net sentiment qu'il n'avaient pas même entendu ma demande, faute d'avoir été formulée de la façon adéquate.
   – Il fait froid la nuit, tu sais où dormir?
   Je fis non avec la tête.
   Sans même qu'ils m'invitent à les suivre, je leur emboîtai le pas. De dos, ils ressemblaient à deux navires silencieux tanguant sur l'eau. Je distinguais à peine leur tête, enfoncée entre des épaules tombantes.
   Nous entrâmes dans une maison. Mes hôtes durent se baisser pour passer la porte comme si les bâtisses avaient été construites pour des habitants de taille normale. Tout, d'ailleurs, à l'intérieur de cette modeste ferme semblait trop petit pour de tels propriétaires. Les chaises, les ustensiles de cuisine, l'escalier que l'on voyait monter à l'étage. Deux femmes se tenaient là, les mains croisées sur le ventre, habillées dans les sombres vêtements des travailleuses de la campagne. Elles étaient de la même taille que leur mari, leur tête frôlait le plafond. Un tablier sur une longue jupe descendant jusqu'aux pieds leur donnait des airs de grandes chouettes taciturnes, immobiles, les yeux ronds et inexpressifs.
   – Le petit homme s'est perdu, il va dormir ici, dit l'un de mes compagnons.
   Une des femmes et un des hommes quittèrent le lieu, en bons voisins silencieux. Je me retrouvai seul avec un couple de campagnards comme jamais de ma vie je n'en avais vus. Mais que savais-je au juste des gens de la terre? J'avais grandi en ville dans le confort, au sein d'une famille aisée. Je me sentais gauche, fatigué, étranger devant ces deux personnages massifs. Je restais planté, ne sachant que faire. La maîtresse de maison m'indiqua la table d'un geste. Je m'assis et partageai leur repas du soir. Encore une fois, les assiettes et les couverts entre leurs grosses mains frustes me semblèrent minuscules. Tout en fait était adapté à ma taille. J'ignorais la constitution de mon plat, mais après une journée comme celle-là, il m'apparut des plus savoureux. Mes convives mangeaient sans un mot, lentement. Un moment j'eus la sensation qu'ils avaient complètement oublié ma présence. Ils ne me prêtaient pas attention, et ne prêtaient attention à rien. Leur visage disproportionné ne reflétait aucun signe de concentration. Ils n'échangeaient nulle parole entre eux. J'avais fini mon assiette bien avant mes hôtes et je les regardai terminer avec application leur repas. Je me servis plusieurs grands verres d'eau. Il était tard.
   Je partis le lendemain matin, mon sac sur le dos. Sans prendre la peine de remercier. La raison en était simple : toute parole de politesse, ici, était superflue. Cette évidence s'imposait. Le couple ne m'adressa d'ailleurs aucun au-revoir. D'un simple hochement de tête quand je leur fis un geste d'adieu, ils me signifièrent qu'ils avaient compris mon intention de les quitter, il leur était donc inutile de m'attendre. Je marchai de nouveau une journée complète ponctuée par de nombreux arrêts dus à ma mauvaise condition physique. Je m'asseyais sur une roche ou une souche. Ne pensais à rien. Puis reprenais ma route.
   Tard dans la soirée, de nouveau au moment où le froid et la faim me prenaient, j'aperçus le village suivant. Il ressemblait au premier, avec la même activité de fin de journée. Un autre couple m'accorda l'hospitalité, toujours aussi machinalement, et je pus repartir le lendemain, reposé et restauré.
   Ainsi, pendant de nombreux jours, je m'enfonçai dans l'arrière-pays, prenant de l'assurance et de la résistance au fil du temps. Il m'arrivait de séjourner deux jours de suite dans la même ferme. On ne me demandait rien, je me reposais et repartais. À chaque départ, avec mon petit geste de la main pour signifier mon intention, je murmurais un : «Je suis votre gouverneur!» assez bas pour ne pas être entendu.
   Je mangeais peu. J'avais beaucoup maigri. Mes jambes sèches aux muscles maintenant raidis me portaient sans mal. Malgré mes efforts je ne parvins pas à m'attacher à cette population paisible et uniforme. Les hommes parlaient peu et les femmes demeuraient totalement muettes. J'avais pris ce silence pour une habitude culturelle face à un voyageur, mais je constatai vite leur incapacité réelle à parler. Je me souviens également avec quel trouble je me rendis compte d'une incroyable carence : il n'y avait dans ces villages aucun enfant. Et, à bien regarder, tous les villageois avaient en apparence le même âge. À quoi bon de toute manière réfléchir sur ce mystère. Penser était un vieux réflexe que je perdais de jour en jour.

L'hiver passa. Je ne sais dire au juste combien de villages je visitai, je me rappelle uniquement du jour où je décidai de m'établir dans une de ces fermes. Pour dire vrai ce ne fut pas une réelle décision de ma part; le temps était venu, voilà tout. La maison où l'on me fit dormir n'était pas, fait exceptionnel, occupée par le couple qui m'avait fait partager son repas. On m'avait conduit là en fin de soirée et indiqué l'endroit où je pouvais passer la nuit. On me fit comprendre également que je devais allumer du feu si je ne voulais pas souffrir du froid. Ainsi, de ce lieu sans commodité je fis ma maison.
   L'être le plus dénué d'aptitude pour les travaux manuels que j'étais apprit à aider au nettoyage des étables, à la plantation du blé puis à sa récolte. J'étais le plus pauvre d'entre eux tous. Je ne possédais rien si ce n'est mes bras pour pourvoir à ma subsistance. On m'appelait «Le Chétif» et je me sentais devenir une bête parmi les bêtes.
   Il me fallut des années pour atteindre à un minimum d'indépendance. Tout ce que j'avais chez moi, dans ce taudis que l'on m'avait abandonné, je le devais à un labeur harassant renouvelé chaque jour sans l'ombre d'un encouragement ou d'un geste de fraternité de la part de cette population. Un jour je me dis : je suis fou!, mais repris ma tâche avec patience. Ainsi je pus aménager mon habitat, acquérir l'une ou l'autre pièce de mobilier, faire miens quelques outils indispensables; emprunter du matériel m'était devenu intolérable. J'étais toujours Le Chétif mais tout ce qui se trouvait chez moi à présent était bien à moi.
   Un matin où je me sentais particulièrement fort, j'invitai mes gros lourdauds de voisins à venir dîner chez moi. Ils emmenèrent leurs femmes muettes et mangèrent en silence tous les mets que j'avais préparés et disposés sur la table.
   Je regardai toute la soirée ces énormes visages ternes.
   – Je suis votre gouverneur, pensai-je une dernière fois.

 

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