Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
VILLES IMAGINAIRES

Il n'y a plus de places où convergent les rues,
il n'y a plus de rues pavées qui luisent sous la pluie,
il n'y a plus de jardins devant les maisons,
ni haies d'aubépine qui les séparent,
il n'y a plus de maisons aux toits de tuile orange,
il n'y a plus de cheminées fumant de l'automne au printemps,
il n'y a plus de voisins,
il n'y a plus de trottoirs,
il n'y a plus ni vélos, ni tandems, ni Solex,
il n'y a plus de carrefours,
il y a des échangeurs et des tunnels,
des bureaux et des agglomérations,
dans le ciel, il n'y a plus d'oiseaux mais des couloirs aériens,
il n'y a plus de linge séchant sur des fils,
il n'y a plus de filles qui dansent à la corde ou jouent à l'élastique,
il n'y a plus de péniches que l'on décharge sur les quais,
les berges du fleuve sont des voies à quatre bandes,
on n'entend plus les sirènes du port,
il n'y a plus d'horloge sur le fronton de la gare,
la gare ressemble à un aéroport avec ses boutiques, ses bureaux de change, ses parkings,
il n'y a plus d'herbe le long des étangs desséchés,
il pleut toujours mais l'eau s'infiltre dans la terre ou fuit dans les égouts,
la ville flotte sur des nappes phréatiques,
à travers les immeubles de verre où s'accrochent des morceaux de façades anciennes,
brille la clarté laiteuse des postes de télévision où se bousculent des feuilletons, des animateurs de jeux, des débatteurs, des publicités, des chanteurs, des footballeurs, des publics frappant dans les mains, des coups de feu, des corps qui s'écroulent, des aéroports, des étreintes, des enfants qui pleurent,
plus blafarde, la lueur des ordinateurs veille jour et nuit,
il n'y a plus de boîtes aux lettres qu'électroniques qui stockent les e-mails,
les câbles de fibre optique interconnectent les réseaux,
les mots n'ont plus le goût de la bouche,
ils apparaissent sans bruit sur les écrans et glissent dans des mémoires infinies,
il n'y a plus d'amnésie, il n'y a plus de défaillance,
les noms ne se tiennent plus sur le bout de la langue,
il n'y a plus de salive, il n'y a plus de cordes vocales mais des touches de clavier,
il n'y a plus de cris, il n'y a plus de chuchotements, mais des fichiers, des répertoires, des bases de données, des copiés-collés,
il n'y a plus de vieillards que dans les maisons de retraite,
les bébés naissent en couveuse,
donner le sein constitue un délit comme boire du lait non stérilisé,
les prisons regorgent d'écervelés pris en flagrant délit
d'avoir bu l'eau des sources ou respiré l'air non conditionné,
on les aperçoit désolés devant leur poste de télévision,
car les prisons sont de verre,
les hôpitaux aussi, les administrations, les tribunaux, tous transparents,
seules les voitures sont en verre fumé,
vous vous y réfugiez parfois en quête d'intimité,
quand vous étouffez sous tous ces regards,
vous parcourez alors des distances inimaginables,
juste pour vous arrêter sur le parking d'une autoroute, y écouter de la musique et y faire l'amour,
car personne jusqu'ici,
malgré des budgets de recherche colossaux,
malgré des engagements électoraux,
malgré des votes du parlement à la majorité spéciale,
malgré des programmes de gouvernement négociés en pleine nuit,
n'a encore trouvé le moyen de remplacer ni la musique ni l'amour,
ni l'amour de la musique, ni la musique de l'amour,
parfois n'y tenant plus,
vous roulez jusqu'à la mer,
qui est toujours là elle aussi, la Mer du Nord, avec ses cabines en bois, ses châteaux de sable et ses magasins de fleurs en papier,
et vous marchez pieds nus sur le sable mouillé, oublieux du temps,
sans la moindre pensée
pour les fonds marins peuplés de tunnels, de laboratoires en tous genres, de camps de survie,
de résidences secondaires, d'usines à oxygène, de balises lumineuses réglant le trafic sous-marin, d'épaves de pétroliers, d'hydravions et d'amphibies,
respirant l'air à gorge déployée,
vous courez même, soulevé par le vent,
vous riez enfin,
sans le moindre regard pour ces deux types au masque à gaz
qui de la digue vous observent depuis un moment,
ne perdant rien de la scène,
de chacune de vos respirations qu'ils consignent sur leur carnet de notes.

 

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