Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
GEORGES SIMENON : LE NOBEL DANS LA PIPE

Le samedi 25 juin 1960, dans son «bureau aux rideaux fermés» du château d'Échandens, Georges Simenon s'empare d'un cahier — un épais cahier quadrillé à tranche rouge et relié de grosse toile écrue — et, contre toute attente, sans préméditation aucune, il se met à écrire au stylo ce qui lui passe par la tête. Il ne le fait pas par hasard. Il le fait parce qu'il s'est «senti vieux» tout à coup, aux approches de la soixantaine. Et c'est ce qui le pousse à donner à son texte un titre peu banal : Quand j'étais vieux. Mais il prend tout son temps. Car rien ne presse et rien ne le presse. Car, de toute façon, il ne sait trop où cette démarche impromptue va le conduire ni davantage ce qui en sortira.
   À dire vrai, des cahiers de ce type, il en a déjà noirci plus d'un depuis sa lointaine enfance à Liège, depuis qu'à l'âge de sept ou huit ans, il a été fasciné par les papiers, les crayons, les stylos et les gommes, depuis qu'il s'est rendu compte qu'une «papeterie avait plus d'attrait pour» lui «qu'une confiserie ou une pâtisserie». Dans un de ces cahiers, en 1940, alors qu'il se trouvait à Fontenay-le-Comte, en Vendée, il a d'ailleurs évoqué les premières années de sa vie — des souvenirs qu'il devait intituler Pedigree de Marcsimenon [sic] avec le portrait de quelques oncles, tantes, cousins, cousines et amis de la famille, ainsi que des anecdotes, par son père.
   «Ce cahier-là, note précisément Simenon ce samedi 25 juin 1960, était destiné à mon fils Marc et je n'espérais pas avoir d'autres enfants puisqu'un radiologue venait de m'annoncer que j'avais au plus deux ou trois ans à vivre.
   (…) J'ai écrit un certain nombre de pages dans lesquelles je racontais mon enfance et surtout décrivais ma famille, à l'attention de mon fils, qui, d'après le radiologue, avait peu de chances de me connaître (Marc avait un an et demi). Claude Gallimard est venu me voir, m'apportant des nouvelles de Gide, qu'il allait parfois rencontrer dans la zone libre. (À Nice, je crois.) Claude a parlé à Gide de ces cahiers. Gide, avec qui je correspondais depuis plusieurs années, m'a demandé de lui en envoyer copie. À la suite de quoi il m'a écrit pour me conseiller d'abandonner la plume, le récit à la première personne, et de taper mon histoire, comme un roman, à la machine.
   Les pages manuscrites sont devenues Je me souviens…
   Le texte dactylographié est devenu Pedigree

Presque tous les commentateurs le disent, et en général haut et fort : Pedigree est le chef-d'œuvre de l'auteur, son roman le plus personnel, le plus riche, le plus complexe et le plus ambitieux. Mais, paradoxalement, Pedigree est peut-être aussi le moins simenonien de tous ses innombrables livres — j'entends le moins mystérieux et, surtout, le moins fatidique d'entre eux, le monde ordinaire de Simenon étant par excellence celui des destins foudroyés, des destinées inéluctables. Et puis, à force de monter ce vaste roman familial en épingle, on néglige, on occulte Je me souviens…, et on a trop tendance à croire qu'il n'y va là que d'une sorte d'ébauche ou de matrice de Pedigree et qu'en conséquence il serait dénué d'intérêt et, somme toute, qu'il serait négligeable, à l'instar de la très grande majorité des romans populaires publiés sous divers pseudonymes. Dieu sait pourtant si Je me souviens… est un petit bijou — un petit bijou de spontanéité, de cordialité et d'indépendance. Et, qui plus est, un petit bijou d'écriture avec ses phrases brèves pleines de couleurs et de vie, ses images fortes, ses formules saisissantes et ses descriptions lumineuses.
   Telle celle-ci, au début du chapitre 15 :
   «Ce n'est plus le jour. Ce n'est pas encore la nuit. L'univers est d'un gris si implacable qu'il semble définitif, qu'on peut croire que cette heure-là n'est pas une transition mais qu'elle sera éternelle, qu'il n'y aura plus désormais de soleil ni de lune, rien que cette sorte de vide incolore dans lequel flottent des choses et des êtres qui ont perdu leur consistance.
   Les couleurs sont plus crues, les lignes plus nettes, les angles plus vifs. Le toit d'ardoises de l'école des Frères coupe comme un couteau et a des reflets d'acier. La porte cochère verte est un abîme. Et les pavés de grès de la rue et des trottoirs sont des millions qu'on pourrait compter, aussi loin qu'on regarde, tant de fines lignes noires les dessinent comme à l'encre de Chine.»

Et si le Simenon qui écrit à la main dans des cahiers d'écolier ou dans des cahiers d'étudiant était plus styliste que le Simenon tapant ses romans à la machine?
   Ce qui est sûr en tout cas, c'est que Quand j'étais vieux se situe dans la veine de Je me souviens… et constitue un extraordinaire livre de souvenirs, d'impressions, d'émotions et de confidences. Sa rédaction, Simenon va la poursuivre par à-coups jusqu'à la date du 15 février 1963, mais l'ouvrage ne verra le jour aux Presses de la Cité qu'en 1970, en grande partie à l'instigation de l'éditeur Bernard de Fallois.
   À mi-chemin entre les vingt et une Dictées et Mémoires intimes, Quand j'étais vieux contient de nombreux passages révélateurs et des propos qu'on ne trouve nulle part dans les autres écrits autobiographiques de Simenon, ni même dans ses nombreuses interviews. En témoigne notamment le passage suivant, rédigé le 16 mai 1961, et qui est la seule et unique allusion directe au prix Nobel de littérature : «Les journaux me donnent à nouveau favori pour le Nobel. Cela commence à m'exaspérer. Une année on parle de favori, une autre d'outsider. Et cela dure depuis plus de dix ans. Je n'ai rien demandé. Je ne demande rien. Qu'on me f… donc la paix. Le Nobel m'aurait fait plaisir il y a quelques années. Maintenant, je ne suis pas sûr que je l'accepterais.»
   Est-ce qu'en cette année 1961, Simenon a jeté, de rage ou de dépit, sa pipe par terre lorsqu'il a appris que l'heureux lauréat était le Bosniaque Ivo Andric dont il n'avait fort probablement jamais entendu le nom?
   Ce n'est pas impossible.
   Mais est-ce que cela aurait changé quelque chose si, à cette époque ou à une autre, il avait obtenu la fameuse distinction internationale?
   Oui, certainement : en France, et peut-être même en Belgique, on aurait tout de suite admis Simenon dans le landerneau. Au lieu de quoi, ce qu'on appelle intelligentsia, cette sinistre nébuleuse du Savoir officiel, aura continué des années durant à lui tourner le dos, sous le fallacieux prétexte qu'il écrivait trop, beaucoup trop et beaucoup trop vite, et que chacun de ses livres rencontrait un large lectorat, aux quatre coins de la planète.
   On n'en est plus là aujourd'hui, plus du tout, et il ne fait aucun doute que la publication de trois volumes de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade y a énormément contribué.
   On en est même arrivé à sacraliser Simenon et, dans divers milieux dits intellectuels, à se réclamer, à se revendiquer de lui sans la moindre réserve. Tout comme on s'enorgueillit d'aller à une représentation d'un opéra contemporain aux chorégies d'Orange ou d'assister, au festival de Prades, à une exécution des six suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.
   Ça vous pose un homme, ce genre de référence. Ça vous donne du brillant. Du vernis. Pour un peu, vous porteriez volontiers un T-shirt à l'effigie de maître Georges ou une belle écharpe blanche marquée Maigret.
   Simenon, une nouvelle posture pour être dans le vent?
   De toute évidence, c'est ce qui se passe, non?

 

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